Vous êtes debout, Marthe et toi, toutes les deux sur le pas de la porte de la cuisine, ses mains jouent avec la grosse clé depuis un bon moment, la faire osciller avec un doigt passé dans l’anneau, la tenir en équilibre à l’autre bout par les découpages complexes qui ouvriront l’antre, le petit chalet et les étagères que tu imagines de planches épaisses, recouvrant tous les murs jusqu’en haut, les cartons remplis de dessins, de croquis, les livres, la grande table pour les cours, tachée, coupée, griffée, salie de rond de verres et de tasses. L’endroit où John a passé tellement de temps, assis sur sa chaise préférée, celle près de la fenêtre d’où il suffit de tourner la tête pour avoir les yeux dans les arbres. Tu écoutes. La voix de Marthe t’emmène, cette voix douce que John t’a décrite comme le chant d’un oiseau, un tout petit oiseau aux couleurs de l’automne, aussi agile que frêle, malicieux et touchant, qui le serrait si fort dans les ailes de son châle quand il était petit. En plus d’être la femme de Jacques qui lui avait appris le dessin, Marthe avait été son institutrice en maternelle. Ensuite John avait changé de classe. Mais toutes ses années à l’école du village, elle avait veillé sur lui, de loin, dans la cour de récréation, le petit « angliche » rêveur que tout le monde prenait comme tête de turc.
Quand on a acheté ici dans les années 70, des trois bâtiments, c’est le bureau de Jacques, ce petit chalet là qu’on a rénové en premier. Le reste était en piteux état, l’eau coulait à travers le toit de chaume, et l’eau pour boire, qu’on a maintenant au robinet c’était au bachal. L’électricité, seulement en bas, d’ailleurs je n’osais plus monter à l’étage après être passée à travers le plancher. Jacques ne vendait pas grand-chose, il y avait bien les cours de dessins mais ça ne lui rapportait pas des sommes folles. Moi j’avais mon salaire d’institutrice, mais on n’avait pas les moyens de faire faire les travaux, à peine de quoi acheter les matériaux, alors on a tout fait nous-mêmes. Et je t’interdis de dire que ça se voit ! On a eu aussi pas mal d’amis qui sont venus nous aider. Plus ou moins doués pour le bricolage d’ailleurs. Mais aucune porte ne se ferme comme une autre : loquet en bois, corde qui se bloque dans un sifflet ou entortillées sur deux bouts de bois, systèmes ingénieux et trouvailles rigolotes qui tournent, qui tombent, qui se coincent, qui se nouent. Je me souviens de chacun des bricolages de certains. Y poser ma main me rappelle tant de souvenirs… Mais maintenant, même si je n’en ai pas l’air, je sais me débrouiller pour changer une fenêtre, mettre de l’enduit sur un mur ou poser du parquet. Juste la plomberie, là je ne suis pas très douée, enfin si, douée pour rajouter des fuites où il y en a déjà…
Non, mon domaine à moi, c’était plutôt le potager, nourrir tout le monde. Viens je te montre avant qu’on aille à l’intérieur, il fait beau et c’est juste à côté du chalet de Jacques. Les tomates sont dans la serre là-bas, j’ai longtemps cherché l’endroit parfait pour la mettre, cette serre, parce que je veux avoir le moins possible à arroser ou à m’occuper du jardin. Et là, le terrain est toujours humide. En surface, souvent, mais pas toujours. Même si les jours de pluie, en automne ou au printemps, il faut les bottes pour venir, ce n’est pas toujours aussi trempé, mais en profondeur, toujours humide, ça se voit aux herbes qui poussent tout autour. Pas les mêmes que plus loin, tu vois ? elles sont plus charnues et plus vertes quand il y a de l’eau en dessous. Alors les tomates, même dans la serre, je ne les arrose jamais. Un peu au début, le temps qu’elles s’installent et puis, plus du tout. Avec les plantes, il me faut du temps, beaucoup de temps, je regarde pour savoir qui sera le mieux où, favoriser ce qui pousse tout seul, je change quand je me suis trompée, je suis très attachée à ma liberté et donc à la leur : plus elles se débrouillent seules, plus j’ai de temps pour moi. Je donne parfois un petit coup de main à droite et à gauche, mais j’aime surtout laisser faire. Au début, je voulais m’imposer, j’arrachais les orties pour planter des épinards qui se faisaient manger par les limaces. Maintenant, j’ai appris à cuisiner les orties. Avec le temps, je m’adapte mieux, je m’adapte…
D’ailleurs en parlant de plantes, il faut que je taille la vigne. Elle est bien, là, plein sud, elle grimpe sur la façade du petit chalet, mais le raisin n’est pas toujours terrible à manger. Acide, peau épaisse, beaucoup de pépins. J’aime bien, mais ça ne plait pas à tout le monde. On est loin de ces grains énormes à la peau extra fine qu’on trouve dans les magasins. Aucune idée du nom de la variété, je l’ai récupérée chez un voisin, il m’a dit qu’elle n’était jamais malade et qu’elle aimait grimper sur les balcons. Alors comme je voulais mettre un peu de végétal dans la vie de Jacques, j’en ai fait des boutures et ça a plutôt bien pris. Comme ça il avait un peu de nature devant les yeux quand il venait ici pour travailler tout seul ou avec les enfants des cours de dessin. D’ailleurs, tous les gamins et surtout John en profitaient pour picorer les grains accessibles depuis le balcon. L’automne c’était notre saison préférée, les fruits, le calme qui revient, les couleurs…
Mais je t’embête avec mes bavardages, viens on va voir les dessins, tu m’aideras à ouvrir le volet de la petite fenêtre parce que je le ferme toujours, au moins celui-là pour éviter que la lumière n’abime les peintures de Jacques. Il n’en a pas fait beaucoup, il préférait le dessin, juste le trait en noir et blanc, la couleur l’attirait moins. Il l’utilisait évidemment et l’enseignait aux élèves dans ses cours, mais ce n’était pas ce qui l’attirait le plus, la couleur, lui il préférait les formes, les lumières, les ombres, ce genre de choses qui donnent la force au dessin et laisse ensuite la liberté à celui qui regarde d’y mettre les couleurs qu’il veut. D’ailleurs, John avait repris ça de Jacques j’ai l’impression, parce qu’il utilisait également très peu la couleur. Je n’avais jamais fait attention à ça, mais oui, pour ça aussi. Ils étaient vraiment très proches, John et Jacques. Plus je te raconte et plus je réalise…
Et puis, alors qu’elle n’a pas encore terminé sa phrase, Marthe fait tourner la plaque de m étal qui protège le trou de la serrure, y mets la clé et tourne