Avant que l’on puisse dire quelque chose de sa vie d’après, il faut réaliser ce qu’il se passe dans la tête de l’enfant. Dans les pensées de l’enfant de onze ans. Antoinette revient du cimetière où le corps de son père a été enfoui. Elle ne saurait même pas retrouver l’endroit exact. Elle a marché sans savoir qu’elle marchait. Sa grande sœur Cesira la tenait par la main. Et elle donnait la main à René son petit frère qui ne parlait plus depuis quelques jours. Tous trois marchaient dans une grande allée de ce cimetière qui coiffe une des collines de la ville. Avec l’absence de la mère dans ce cortège funèbre où quelques-uns tentaient, malgré tout, d’être là pour les enfants. Et avant cela, avant ce déchirement où flottent les esprits qui ne comprennent rien à ce qu’il vient de se produire, il y avait eu la maladie du père et celle de la mère qui se prolongeait un peu, mais dont tous savaient ici l’issue. Antoinette sait que sa vie vient de changer brutalement, que plus rien de ce qu’elle avait imaginé ne pourra se réaliser. Alors, avant de savoir quel sort il lui est réservé, qu’elle n’a nulle envie de connaître, elle pense, alors même que ses pas raclent le gravier du cimetière, à ces moments heureux avec son père lorsqu’il prenait le temps de jouer avec elle ou lorsqu’il l’emmenait au jardin des Beaux-arts où elle grimpait sur la statue d’un agneau couché au pied d’un loup, et qu’elle ne savait pas encore à quelle sauce elle allait être mangée. Avant que l’on sache où elle va être envoyée, elle a bien compris, dans les paroles des adultes autour d’elle, qu’elle n’allait pas rester auprès de sa mère, ni avec son oncle et sa tante, qui pendant un temps avaient essayé de leur venir en aide comme ils avaient pu, alors elle essaie d’emmagasiner des souvenirs de lieux d’ici. Elle pense à son école où elle aimerait bien rester encore, elle aime tant sa maîtresse et ses camarades, et même celles qu’elle aime moins, elle voudrait bien encore les revoir. Avant que l’on puisse savoir que tout était en train de s’effriter dans sa vie, sa maîtresse lui avait donné, un peu en cachette des autres fillettes, un livre de la bibliothèque de la classe, recouvert de ce papier bistre qui colorait les étagères, en lui disant à mi-voix qu’elle était très fière de son travail, qu’elle était une très bonne élève et qu’elle lui donnait ce livre pour la récompenser, qu’elle n’était pas obligée de le lire tout de suite, mais qu’il était pour elle. Puis elle l’avait serrée dans ses bras. Antoinette ne l’avait plus revue après. Elle avait gardé le livre dans son cartable. Le titre était « Sans famille ». C’était son premier livre à elle. Elle le lirait après.