Il faut que je vous parle de mon père. Je suis une gentille retraitée. La petite j’ai voulu l’aider parce que c’était la chose à faire. Quand on peut aider on aide. En plus, ce n’était pas difficile de l’aider. Est ce que cela m’a demandé des efforts ? Non. Des soupes chaudes et des oranges pour passer l’hiver. Je n’ai pas eu d’enfant. Parfois j’aime dire que j’en ai eu des centaines, tous les enfants à qui j’ai appris à lire et à compter tout au long de ma carrière. 43 ans de carrière à l’éducation nationale. Rosine se moque de moi et trouve que je ressemble à toutes les institutrices à la retraite qu’elle connaît. Je lui demande combien elle en connaît et elle répond en riant, deux : Madame Alexis qui lui tapait les doigts avec une petite règle en fer et moi. Notre complicité a été immédiate. Je pense que Rosine était rassurée de savoir que j’étais là pour Ornella et que je serai là aussi après. Sans jamais me le dire. Elle parlait peu et pas seulement à cause de la maladie. Elle a passé trois mois dans le petit appartement d’Ornella et m’a très vite fait promettre de venir voir son jardin en Guadeloupe à Bergette. Ornella me rappelle mon père. Je mélange mes pinceaux. Reprenons. Ornella c’est la jeune femme que j’étais quand mon père m’a fait promettre de retourner un jour dans ce qu’il appelait son pays et que je n’ai pas connu. Mais avant il faut que je parle de ma mère. Je ne pense pas qu’elle aimait la Guadeloupe. J’ai des photographies d’elle et de mon père, des bouts de films super huit. Ils sont sur un paquebot. Ils rient et agitent la main pour dire au revoir à une foule amassée sur le quai. Ce sont des silhouettes lointaines. Elles ont le rythme d’un autre temps. Une fragilité aussi. Ils étaient jeunes et ils sont morts tous les deux maintenant. Mon père promettait à chaque vacances de nous y amener. Il ne l’a jamais fait. Ma mère n’a pas insisté. Avait-elle peur qu’une fois de retour dans sa Guadeloupe il ne désire plus revenir dans une ville froide et grise ? Ils se sont mariés là-bas, avant ma naissance sans les parents de ma mère qui désapprouvaient leur mariage. Avait-ils peur que l’antillais emporte leur fille à jamais ? Etait-ce la différence de couleur de peau ? Parlons-en de la peau ! Rosine me trouve blanche et Ornella aussi. Je trouve ces histoires de peau d’un stupide ! Je n’en ai pas vraiment souffert. Ce n’est pas ça. C’est juste qu’on s’embête à faire des comparaisons de tout. Je l’ai tellement vu faire dans les salles de classes entre les enfants. Comparer m’a toujours paru d’une violence! On est qui on est point final. Mais revenons à mon père. Quand la mémoire de mon père a commencé à vaciller, ma mère était partie depuis seulement un an. Je veux dire morte. Est-ce le chagrin qui a fait vaciller mon père ? Je l’ignore. J’ai pensé l’y amener. Il avait passé sa vie dans une ville froide et grise. Il avait amené ma mère dans bien des voyages en évitant soigneusement les caraïbes. Pourquoi ? Le refus de ma mère était la seule explication plausible. Elle seule pouvait lui interdire la Guadeloupe. Je désirais connaître le pays de mon père. L’y amener me semblait la chose à faire. Les médecins m’en ont dissuadé. Il fallait le laisser dans ses repères, dans ce qu’il connaissait. La maladie progressait trop vite. C’est comme pour Rosine. La maladie progresse vite aussi. Je n’aurais pas laissé Rosine venir se faire soigner içi. Içi ce n’est pas la guérison. Rosine s’accroche pourtant. Ornella se console en se disant que l’opération s’est bien passée. Sa mère a un soulagement. Mais à quel prix ? J’ai la pensée obsédante que je dois rentrer en Guadeloupe avec Rosine. Ornella a son travail et sa résidence avec Paul. Je ne l’ai jamais vraiment vu lui, et c’est tant mieux. Je ne sais rien de leur histoire à vrai dire. Je sais juste qu’un homme droit ne s’amuserait pas à venir de temps en temps voir la femme qu’il aime. Un homme droit se déclare et fait ce qu’il faut. Mon père était un homme droit. Il a épousé ma mère. Paul n’a pas l’air pressé d’épouser Ornella. Je n’ai épousé personne. Mais ça c’est une autre histoire. Revenons à mon père. Il se plaignait de ne jamais entendre parler de la Guadeloupe aux nouvelles sauf quand le président de la république s’y rendait ou le ministre de l’outre mer après un ouragan. Mon père quand il regardait la télé se plaignait du cirque des visites officielles pour annoncer qui des mesures exceptionnelles, des dérogations et autre régime spécial pour les Dom Tom comme on les appelait. Il disait que ce n’est pas avec un catalogue de mesures spéciales qu’on pouvait développer son pays. Il n’y a pourtant jamais remis les pieds dans son pays. Et il n’a pas souhaité y être enterré non plus. Un homme droit. Il voulait être enterré aux côtés de ma mère à Cabourg. Son travail aurait pu lui en donner l’occasion. Il était haut fonctionnaire et aurait sans difficulté décroché un poste à la préfecture s’il l’avait voulu. Il a passé toute sa carrière à Paris. Est ce que je vais attendre que ma mémoire vacille aussi? Rosine m’a parlé de sa fille Guylaine, de sa sœur Violetta et de son frère Odilon qui l’aide beaucoup tant la vie à la campagne depuis sa maladie est devenue contraignante. Je n’ai pas besoin de renouer avec la famille de mon père en Guadeloupe pour me sentir légitime à poser un pied sur sa terre. Ornella est dans le déni. Elle ne voit pas l’état de Rosine. Si elle le voyait, elle ne la laisserait pas prendre l’avion seule. Je ne dis rien. J’ai pensé lui proposer d’accompagner Rosine comme j’aurais dû sans doute le faire pour mon père en dépit de ce que pouvaient dire les médecins. Mais je n’ai pas osé alors et je n’ose pas maintenant. Je connais à peine ces gens ! Voilà ce que j’ai pensé. Je n’étais qu’une voisine. Rien d’autre. A quel titre et de quel droit j’aurais pris un billet d’avion pour ramener Rosine chez elle ? Les après midi quand nous prenons le thé elles joignent leurs efforts en riant pour me faire promettre de venir un jour en Guadeloupe. La terre de mon père. La pensée obsédante me dit pourtant que c’est la chose à faire. Moi la gentille retraitée pourquoi j’irais au soleil en Thaïlande ou je ne sais où quand des personnes que j’ai appris à apprécier m’invitent à marcher pied nus dans leur jardin, à boire de l’eau de coco et à tremper mes pieds dans l’eau froide de la grande rivière à Goyave ?