C’est à ce moment-là qu’Antoinette comprit que les livres allaient être son seul soutien. Le livre offert par sa maîtresse d’école, d’Hector Malot, qu’elle avait vu sur les rayonnages de la bibliothèque de la classe, mais qu’elle n’avait jamais emprunté, peut-être par superstition ou simplement par peur, elle eut la sensation qu’il allait la préserver du reste du monde qui avait décidé de pendre en main sa vie. La dame au chignon qui l’avait séparée de sa mère et de sa sœur aînée ne lui enlèverait pas son livre. D’abord un livre on peut l’emmener absolument partout ; il est juste le prolongement de la main et il est en même temps toute une vie enfermée entre ses pages. Donc Sans famille allait rester avec elle. Elle l’avait lu tant de fois, que des passages entiers lui montaient aux lèvres lorsqu’il était nécessaire. Elle était Rémi. Elle était Lise. Elle était Arthur. Elle était Mattia. Vitalis était son père et Mme Barberin sa mère. Alors même qu’elle était orpheline, elle avait retrouvé une famille dans ce livre. Dans la famille d’accueil qui l’hébergea quelques mois à la campagne, avant qu’elle ne soit orientée vers un orphelinat, traînaient quelques petits Echos de la mode, que la mère de famille tenait de seconde main d’une voisine qui passait les mois d’été dans ce village de Haute-Loire, et dont les enfants avaient sympathisé. Elle lui confiait les magazines lus. Cela faisait le bonheur d’Antoinette qui était avide de mots, quels qu’ils soient. Ce n’étaient pas les conseils de cuisine, de tricot, broderie, bonnes manières, de mode ou d’ameublement qui l’intéressaient, mais les quelques articles qui parlaient de films ou de lectures qui lui ouvraient un univers totalement inconnu. Elle rêvait de tous les livres présentés et des histoires qui la faisaient rêver. Elle adorait aussi les couvertures de ces magazines où de belles femmes, dans des tenues de princesse pour Antoinette, semblaient vivre une vie extraordinaire. Plus tard à l’orphelinat où elle serait confiée, elle écuma tous les livres mis à disposition des élèves méthodiquement en suivant un parcours alphabétique. Il n’y avait guère de romans, mais essentiellement des vies de saints afin d’élever l’âme de ces orphelins. Perdu au milieu de ces livres pieux, elle trouva Jean-Christophe de Romain Rolland qui prendra le relais de Sans famille. Des extraits des Misérables seront aussi étudiés en classe. Elle était bonne élève mais les religieuses qui dirigeaient l’établissement n’incitaient guère leurs élèves à se plonger dans la lecture. Alors il fallait ruser et se cacher pour assouvir sa passion. À l’étude le soir, dissimulée derrière un livre de classe, à la récréation assise sous un arbre, et les jours bénis où elle était malade …Une incursion dans la littérature certes maladroite, mais qui lui faisait ressentir qu’il y avait là une échappatoire possible, que tout n’était pas aussi sombre que dans la vie qu’elle menait ici enfermée entre les murs de l’orphelinat et entre les murs de sa vie. Bien plus tard, lorsqu’elle se sera libérée de l’asservissement du couvent où elle aura continué pendant plusieurs années sa vie, elle tentera de lire tout ce qui tombera entre ses mains, fréquentant la bibliothèque de son quartier avec l’avidité de qui n’a pas eu à manger pendant des jours. Elle tracera sa toile de livres lus, notant avec méthode les noms d’auteurs qu’elle apprécie : Julien Green, Dostoievski, Henri Bosco, Louis Hémon ou Thomas Hardy. Et si l’on retrouvait quelque carton oublié dans un grenier d’une petite ville du sud où sa vie s’est achevée dans la solitude, il serait sans doute assuré d’y trouver l’exemplaire de Sans famille, un peu corné et défraîchi et pourquoi pas un ou deux cahiers remplis d’une écriture penchée où une histoire aurait commencé de s’écrire.