Avant qu’ils ne partent…
Avant que je ne parle du départ de Louise et de Jean-Marie pour Bordeaux entre 1891 et 1894, il faut que je parle des usages sociaux dans la société pyrénéenne du XIXe siècle. Je m’appuie sur l’étude ethnologique d’Isaure Gratacos pour tenter de comprendre les motifs de ce départ. Ils ont une vingtaine d’années et ils ne sont pas encore mariés. On n’avait pas pour coutume de s’installer en couple dans ces conditions. Le droit d’aînesse unisexiste qui lègue l’héritage à l’aîné.e, garçon ou fille, est une bonne piste d’analyse. J’ai lu que l’Église était soupçonnée d’avoir déprécié l’élément féminin, de ne pas avoir accepté qu’une femme soit cap d’ostau, cheffe de famille, héritière du patrimoine (qui devient alors le matrimoine). L’Église est soupçonnée d’avoir érigé le principe de la supériorité masculine pour entretenir le schéma patriarcal. J’essaye de comprendre pourquoi Louise et Jean-Marie ont été obligés de fuir Aulon (avec sans doute l’intention d’y revenir). Ils étaient des cadets, c’est déjà une bonne raison, car on ne sait pas trop ce qu’il reste de la dot dans les familles nombreuses. Pourtant, ils respectent d’autres codes sociaux, comme le fait d’appartenir à la même communauté. Si la sœur ainée de Jean-Marie, Jeanne-Marie (il y a une règle des prénoms dont il faudra que je parle plus tard), n’a pas profité de son statut d’héritière pour s’installer dans la maison familiale, qu’elle a choisi de partir (encore un point obscur), on peut se demander pourquoi Jean-Marie ne prend pas sa place d’héritier, pourquoi il part quand même et pourquoi quand il revient, il achète une autre maison, dans le même village. On pourrait être surpris de les voir partir ensemble sans être mariés et attendre quelques années même avant de se marier, à une époque où on est poussé devant l’autel avant d’avoir pu faire vraiment connaissance. Mais il faut préciser cependant que dans les régions d’économie uniquement pastorale, le mariage est réglé par la micro-société villageoise, dans le but de préserver son équilibre et indépendamment des usages en vigueur dans le reste du pays. Il paraît que la liberté sexuelle dont jouissent les femmes est inhabituelle pour l’époque. On encourage les jeunes mariés à se fréquenter avant le mariage, c’est un « mariage à l’essai ». Pourtant, on peut facilement comprendre que la situation peut enviable de cadette ait privé de toutes ces libertés et que, si on ne veut pas rester domestique sans salaire sous le toit de ses parents, on n’a plus qu’à partir. Avant que je ne tente de reconstituer ce qu’a pu être la vie de jeunes gens des Pyrénées dans une ville comme Bordeaux à la fin du XIXe siècle, je veux prendre en compte l’aspect vertigineux de ce voyage, le périple qu’il représente. On peut facilement imaginer l’exotisme d’un tel déplacement. On ressent de la peur, sans doute, mais le sentiment de sauver sa peau aussi ?