#été2023 #11 | Avant de parler de Jo

Ils partent de cette aire d’autoroute située un peu avant Turin, et ils arrivent chez eux pile poil à l’heure pour l’arrivée des petits-enfants. On ne parle plus de la mallette remplie de pognon. On ne parle plus des pensées de Jo durant la route, ni de celles de Doris. On aurait pu, à ce propos, noircir encore pas mal de pages, effectuer de nombreuses digressions. Et bien sûr se perdre et perdre sans doute le lecteur. Car il est d’usage, avant de se lancer dans ce genre d’exercice d’ avoir mijoté quelques coups d’avance, connaître l’art des échecs, être un tantinet calculateur. Ce qu’il ne faut surtout pas, c’est s’engager au hasard dans le fil d’un récit dont on ne sait d’ailleurs à quel endroit il commence et où il s’achève. Mais avant de poursuivre sur cette lancée il faut que je parle du grec ancien et de la façon indo-européenne d’aborder le temps et le verbe. Cela dit je ne parle pas du tout le grec ancien, je n’ai pas eu la chance de l’étudier, pas plus que le latin hélas. Si j’avais le temps de vous parler de ma scolarité, de la pauvreté de celle-ci par rapport à celle qu’ont vécue d’autres personnes en d’autres âges, vous seriez certainement d’accord avec moi sur l’ineptie magistrale d’avoir évincé des programmes ce que nous appelions jadis les humanités. J’ai toujours éprouvé ce regret de parler le français sans connaître l’histoire des mots que nous employons, ainsi que des outils banals- banal-parce que nous les voyons tous les jours comme on voit le nez au milieu d’un visage familier, sans plus se poser la moindre question sur la forme de ce nez, son incroyable étrangeté. C’est une pensée qui en déclenche une autre. Car comment un nez peut-il sortir ainsi d’un plan droit ou légèrement courbe ? Comment peut-il ainsi briser une continuité ? Par quel mystère cela est-il possible ? Et si l’on observe un chien, ce n’est pas le même type de pensée qui vous vient à propos de son museau, de sa truffe que celles que peut nourrir l’idée d’un nez. Nous pensons si naturelles des choses qui ne le sont qu’à force de les dire ainsi , de les penser ainsi. Certainement je peux décrire cette aire d’autoroute pour ce qu’elle a soudain de spécifique, qui l’écarte justement en pensant à cette affaire de nez de toutes les autres aires d’autoroute que j’ai jamais visitées. Mais avant que je relève les manches pour me lancer dans l’exercice il faut que je vous parle de ce que je comprends du grec ancien, car à force de digresser ainsi je risque bien de perdre le fil de mes idées. Ai-je d’ailleurs la moindre idée de ce que je veux écrire à ce propos, j’ai bien peur de ne plus m’en souvenir avec la précision requise. Ce qui me fait penser à se souci terrifiant que représente la précision depuis toujours. Si vous voulez vraiment que je vous le dise, le voulez-vous vraiment ? je crois que j’adore autant que je déteste la précision. Je l’adore parce qu’elle est une sorte d’idéal narcissique, je la déteste pour la même raison que je l’adore. Ce paradoxe est un handicap auquel je n’ai jamais vraiment fait attention durant disons la première partie de ma vie, mais qui devient de plus en plus évident à partir de la seconde. Vers quarante ans je crois que je voulais déjà étudier le grec et le latin. Les langues anciennes, ce qu’on appelle les langues mortes. Mais avant que je ne vous parle de cet engouement soudain pour les langues antiques, il faut vraiment que je parle du musée Georges Pompidou, de Beaubourg, comme on le dit quand on est parisien. En ce temps là vers la quarantaine, je vais beaucoup à la bibliothèque de Beaubourg. Je m’y rends autant que je le peux. Je m’y rends si souvent je crois que j’y passe le plus clair de mon temps. Dans mon souvenir. A part bien sûr le mardi. Ce qui me fait penser que je profite des mardi pour me rendre au Luxembourg. J’adore m’installer sur une de ces chaises à accoudoir de métal couleur vert d’eau je crois, près du bassin et de son petit jet d’eau central, je peux sans difficulté rester là sans rien faire toute une journée, à simplement observer les gens qui passent. Et aussi à me livrer à des expériences saugrenues ainsi que me le dit la seule personne que je peux considérer comme un véritable ami, Jo pour le nommer. Il faut qu’un jour je prenne le temps de raconter comment nous nous sommes rencontrés Jo et moi, que je me le rappelle déjà sans doute à moi-même , et certainement que pour l’occasion il sera utile de réactiver des zones de matière grise enfouies dans l’oubli. Autant que cela soit possible. Car il est aussi possible d’être frappé par la maladie d’Alzheimer de bonne heure. J’ai une peur bleue que cela m’arrive. Et en même temps une sorte de désir trouble vient presque aussitôt se superposer à cette peur. Imaginez que vous oubliez tout de votre vie passée. Ne serait-ce pas une sorte de miracle pour la plupart d’entre nous. Tout n’est pas tragique dans l’oubli. Si on s’abstrait d’une vision temporelle de soi-même. Si on ne vit plus que dans un perpétuel présent. Mais malgré cela j’ai bien peur d’en être frappé précocement. Certains l’attrapent vers la cinquantaine, d’autre plus tôt encore à la quarantaine. A la soixantaine il faut désormais une sorte de miracle pour ne pas en être victime … On découvre chaque jour de nouvelles informations concernant cette maladie. Mais peut-être que lorsqu’il ne se passe rien dans une vie, la maladie sert-elle de prétexte pour qu’il se passe enfin quelque chose. Peut-être faut-il toujours s’agiter vers des buts pour ne pas avoir à user de ce prétexte. Mais avant que je ne me lance sur cette dissertation concernant le grec ancien ( je ne perds encore pas tout à fait le fil de mes idées ) il faut que je vous dise toute la stupeur, l’admiration, l’amour que j’ai entretenu enfant pour un de mes aïeux. Il se nommait Charles Brunet, c’est un grand homme, à l’époque plus d’1,70m, grand par la taille mais surtout parce qu’il exerce le métier noble d’instituteur, qu’i fait la guerre de 14 et qu’il connait son dictionnaire par cœur. Et lui, bien sûr, de toute évidence, connait son grec et son latin, sur le bout des doigts. Comment ne le saurait-il pas serait plutôt la question. A plus de quatre vingt cinq ans, il fait des mots croisés toute la sainte journée et rien des définitions sibyllines ni des grilles ne lui résistent jamais. Je crois que le grec ancien surtout aide à bien vieillir ceux qui le savent. L’emploi du verbe se fiche du temps tout au contraire de notre conjugaison française qui abuse véritablement de la précision en matière temporelle. Avec l’ablation du temps c’est une autre vision du monde qui s’offre au monde antique s’exprimant en grec. L’action est prépondérante. Tout commencement a une fin et on s’interroge bien plus sur le comment que sur le quand. J’adore caresser l’espoir de pouvoir revenir à cette vision des choses. Oublier le quand, et ne me concentrer seulement que sur le comment. Comment par exemple puis-je raconter ma rencontre avec Jo et plus tard avec Doris. Sans m’égarer dans la conjugaison des temps. En allant droit au but, si j’ose dire. C’est une énigme à élucider un jour. Je l’espère. Encore que, si je regarde la masse inouïe de toutes mes déceptions il faudrait que je vous parle avant toute chose de l’espoir. Mais, pour aujourd’hui j’estime, à tort ou à raison, que j’en ai bien assez dit pour ce que j’avais à en dire.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.wordpress.com/

6 commentaires à propos de “#été2023 #11 | Avant de parler de Jo”

  1. Très captivée par ce texte. Le portrait du narrateur s’y dessine de plus en plus fermement.