Je suis née en novembre, conçue en hiver (voilà bien quelque chose dont elle n’aurait pas parlé) (elle ne voulait pas qu’on fête son anniversaire, pour la fête institutionnalisée par l’ordure aux personnes de sa condition, les mères de famille femmes au foyer, elle avait une fois lâché le vocable de « fête des merdes » qui n’était pas d’une élégance achevée, je reconnais – les gros mots qu’elle employait faisaient sourire son mari) je ne reviens pas sur mes très jeunes années, je ne m’en souviens que mal mais elles étaient heureuses, j’avais deux frères et deux sœurs, les vacances se passaient à la Marsa, mes parents étaient de très riches commerçants (enfin mon père, jamais ma mère n’a travaillé) ils déménageaient la moitié des meubles de la maison de la rue de Mexico, dans une grande charrette tirée par deux chevaux (une calèche si tu préfères, que ce soit un peu plus éclatant ? ) j’avais treize ans quand la guerre a été déclarée, ce salaud de Staline faisant alliance avec l’un des plus maudits êtres que la Terre ait portée – mais je n’en savais que peu, alors, je n’en sais toujours pas grand-chose, sinon que les hommes sont capables de tout – les hommes, oui, mes frères sont partis, sont revenus, la guerre n’a pas duré et le pays a été libéré quand j’ai eu dix-sept ans, mon père s’était retrouvé pauvre, Vichy et toute sa pourriture étaient passés par là, puis il a repris ses affaires loin de la superbe d’avant-guerre – ses fils, surtout le plus âgé, l’ont aidé, moi j’avais déjà cessé d’aller au lycée, dans ce temps-là, nous allions au cinéma avec mes amies, on se promenait sur la corniche, ce que nous avions à faire sans vraiment nous en rendre parfaitement compte c’était de tenter de nous trouver des maris, on écoutait du jazz et on dansait, on fumait des cigarettes américaines, l’une de mes sœurs avait épousé un riche propriétaire, olives et vignes, l’autre avait déjà avant-guerre décidé que la vie dans le mariage n’était pas pour elle et s’était exilée en France (mon père et son fils – toujours le même – pourvoyaient un peu à ses besoins) (je ne veux pas raconter la rencontre avec mon mari) (d’autres en parleraient comme d’un « coup de foudre »)
je l’aimais tant tu sais
j’aime parler avec toi
j’avais vingt-deux ans, lui vingt-cinq, on s’épouse
et le premier des enfants est un fils et réellement dans les deux familles on éprouve une joie immense, ma belle-mère l’adore, on lui donne le prénom de son mari (le même que celui de mon père et que celui du frère de ma mère) mais l’affaire s’est gâtée quand les jumelles sont arrivées, à peine un peu plus d’un an plus tard, on a considéré dans la famille de mon mari qu’il s’agissait de monstres, du jour au lendemain ma belle-mère a cessé de venir, elle qui était là tous les jours que faisait alors dieu (non, là, non) tout à coup plus personne, dans ma famille, on a considéré que cette double naissance (le type qui m’a accouchée à la clinique en face de la maison de mes parents disait « attendez madame, ce n’est pas fini » une fois que la première fut sortie) cette naissance double était un signe et que je devrais céder (ils avaient dit « céder ») l’une d’entre elles deux, une de nos filles, la céder à ma sœur (l’aînée, la richement mariée et dotée mais, disait-on, infertile – ce qui, évidemment, ne pouvait être le cas de son mari) (c’était une fiction, à tous les sens) inféconde et pourtant on sait bien que nous les portons tous et toutes, nous autres, les mères – je les ai envoyé bouler au diable paître et même pire tous autant qu’ils étaient – mon mari m’a soutenue, mais ne pouvait rompre avec sa mère pour autant – il y avait son père qui avait disparu « là-bas où notre siècle saigne » dira plus tard un poète (non, là non plus, non), il y avait aussi qu’il était gérant du garage dont le propriétaire était le frère de cette femme, et aussi d’autres sociétés d’import-export dont ceux de cette famille étaient associés, il y avait aussi qu’il ressentait les premiers signes d’une maladie difficile à diagnostiquer qui lui venait de cette guerre, maudite comme elles le sont toutes, sous-officier croix de guerre à vingt-trois ans, arriva le quatrième
nous nous sommes tant aimés tu sais
un garçon
mais là, vraiment avec les deux petites plus le grand, encore non, ça a été trop, je me suis effondrée en larmes quand j’ai su, on prenait des précautions Ogino (les Italiens l’appelaient oggi no) et pourtant non (ça non plus, ça ne se peut pas : on ne parlait pas du corps, ou alors peut-être entre femmes), je n’en pouvais plus, il m’a prise dans ses bras, il y avait des rumeurs déjà mais
un garçon Jaquo, un garçon
j’aurais pu le donner à n’importe qui
mon père nous offrit un terrain, y fit construire une villa, on le rembourserait bien sûr oui, mais une grande famille à présent, et toute cette marmaille, arrête… Mon mari travaille et commence à bien gagner sa vie, les enfants sont adorables comme tous les enfants sans doute, ils rient pour des bêtises, les trois petits derrière et le grand à l’avant dans la 4 chevaux, sinon les quatre à l’arrière dans la Vauxhall, ils sont dans l’eau du matin au soir, au bas de l’avenue n’en veulent jamais sortir, mais les rumeurs enflent, les deux instituteurs tués dans un djebbel,
(le dictionnaire* indique (qu’en termes galants ces choses-là sont dites) (édition 1961)
Algérie, groupe de départements français, du nord-ouest de l’Afrique; cap. Alger. L’Algérie est divisée en treize départements… (etc) et plus loin
Tunisie, république d’Afrique du Nord, sud de la Méditerrannée, 156 000 km² 3 815 000 h (Tunisiens), Cap. Tunis
et plus loin
– HISTOIRE. (…) Gouvernée au nom du sultan (de l’Empire Ottoman) par un bey, la Tunisie fut, jusqu’au XIXème s., un repaire de pirates. En 1881, la France désirant mettre fin au danger que constituait pour l’Algérie l’anarchie du pays voisin, procéda à l’établissement de notre protectorat sur la régence de Tunis (traité du Bardo) . Occupée en 1942 par les Allemands, elle est le lieu, en 1943, d’une campagne victorieuse des Alliés venant de Libye et d’Algérie. Depuis lors des troubles ont conduit à l’octroi d’un nouveau statut, accordant au pays l’autonomie interne (1954) puis l’indépendance de fait en 1956. Habib Bourguiba a fait destituer le bey en 1957 et est devenu le premier président de la nouvelle république tunisienne.)
la villa était située à cent mètres de la plage et à cinq cents du palais du bey, qui devint évidemment celui du président, il y avait aussi là, un peu plus haut sur la colline, le lycée où allaient les enfants, le sang coulait pourtant de l’autre côté de la frontière, on pacifie disaient-ils, la guerre à nouveau, dans nos deux familles la plupart décident de s’en aller (nos pères avaient opté pour la nationalité française au début du siècle, et l’un d’eux venait de le payer de sa vie, dans ces conditions que je préfère taire), un oncle de mon mari disait « nous sommes tout autant Français que Juifs et Tunisiens » (tout ça était au masculin), c’était un grand ami de mon mari, médecin, dermatologue, qui trouvait que la santé de son neveu ne s’améliorait pas, on prit alors une décision, il fallait le soigner
et pour ça gagner la France
un matin vers onze heures
le soleil qui brille, les enfants dans l’eau devant les rochers
j’ai trente-deux ans
vous restez par ici
la chaleur de début novembre
qui brûle les peaux presque noires métissées bronzées, la presque fin de l’automne
venez, les enfants venez
on était dans l’eau, assis, les enfants rient et se chamaillent comme d’habitude, le petit avait six ans, il fait la planche, nous étions assis, l’eau tiède à mi-torse aussi puis mon mari, un peu sérieux, sans ses lunettes et mais souriant quand même
les enfants, on a quelque chose à vous dire
Oh Piero, entrer dans ce texte est une grande claque, qui narre? qui regimbe ? je n’ai pas assez lu pour le savoir et pourtant cette femme, ce personnage, prend aux tripes, attrape au col, embrasse et entraîne, on la découvre et on l’aime, on est avec elle dans son siècle difficile, magnifique,
content que ça te plaise Catherine – merci pour ces mots
C’est superbe (et à chaque fois en te lisant, la gorge nouée, quelle chimie vraiment)
merci merci (comme toi je ne sais pas dire autre chose)(mais merci)
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