Il est là, même quand je ne suis pas là. En profite-t-il pour aller aux toilettes ? Laver la vaisselle ? Je n’en sais rien. Il est juste là, attablé, les coudes collés à la nappe plastifié aux motifs fruités. Il se lève et enclenche la bouilloire. Elle siffle quelques minutes plus tard. Il verse alors le liquide brûlant dans la tasse. Le sachet colore rapidement l’eau fumante. Au-dessus, son visage s’éclaire. Le chat se frotte à ses jambes sous la table. Il se penche pour gratter le dessus de sa tête. Il se rassoit à table et plonge son regard dans l’étendue brune de la tasse. L’eau fume toujours. D’un basculement des épaules, il repose son dos contre le dossier de la chaise. Il pense à cette fille qu’il a rencontré à la manifestation. Elle est étudiante comme lui. Il y a une sauvagerie dans ses yeux noirs. Quelque chose qui la lui rend familière. D’un soupir, il hume le parfum du thé envahissant la cuisine. Il ne sait pas encore comment la revoir. Ils se sont quittés si brusquement. Les flics ont chargé, tout le monde est parti en courant. C’était le bordel. Il aurait du lui tenir la main à ce moment. Il n’a pas osé. Le bruit des hélicoptères au-dessus de leurs têtes, les bottes des militaires martelant le sol. Léxplosion fumigènes, les tirs des soldats, les cris de la foule, l’odeur piquante des lacrymogènes. C’est dans ce chaos qu’il l’a perdu sa trace. Elle a disparu dans la foule. Il a envie de savoir tout savoir d’elle. Il sent une urgence à la revoir. Maintenant. Plus il s’immerge dans cette pensée et plus c’est pressant. Cela le démange même. Il se lève d’un bond, fait reculer la chaise de ses genoux. Il range la cuisine. La vaisselle propre qui gît sur le séchoir. Les tiroirs glissent, les portes de l’armoire claquent. Il lui faut s’occuper les mains, son esprit est totalement occupé par Ana. Une image le hante particulièrement, c’est la première fois qu’il l’a vue. La position de son corps au milieu de la chaussée. Ses amies autour d’elle, imperceptiblement écartées d’Ana. Et elle au milieu, rayonnante dans les yeux de Roger. Ses bras le long du corps, dans une position neutre et puis son visage éclairé par ce regard noir si intense croisant le sien. Est-il resté pétrifié à cet instant ? Probablement car cette image demeure imprimée à son esprit. Il se rappelle s’être approché d’elle, comme aimanté par les prunelles noires. Il avance pas à pas vers cet objet de désir, cet être magique qui se révèle à lui. Il n’en a jamais vu d’aussi brillant. Et il s’installe simplement à ses côtés. Autour d’eux la foule scande, on se bouscule. Pour eux, c’est comme si le temps s’était arrêté et Roger prend plaisir à revivre la scène en attendant de la voir à nouveau. La démangeaison devient impérative. Il sait qu’elle est de Santiago, d’un quartier périphérique. Il n’aura de cesse de la chercher.
le texte semble tourner autour de ce fragment « C’est dans ce chaos qu’il l’a perdu sa trace. »
à la fois le chaos et ce désir brulant de la retrouver
très beau et sobre…
« Les tiroirs glissent, les portes de l’armoire claquent. Il lui faut s’occuper les mains, son esprit est totalement occupé par Ana. Une image le hante particulièrement, c’est la première fois qu’il l’a vue. La position de son corps au milieu de la chaussée. Ses amies autour d’elle, imperceptiblement écartées d’Ana. Et elle au milieu, rayonnante dans les yeux de Roger. »