Que fait le personnage principal quand l’auteur n’est pas là, quand il ne s’occupe pas de lui, d’elle. Le problème dans ce cas-ci est complexe. Habituellement l’auteur connait son personnage principal. Dès qu’il y pense, il le construit. Dans l’histoire en cours, le narrateur et l’auteur se confondent. L’un et l’autre enquêtent. L’un et l’autre cherchent le personnage principal. L’auteur voudrait également le retrouver, son personnage principal dont il ne sait rien. Elle existe en dehors de lui. Elle se met du vernis sur les ongles des doigts de pied. On ignore la couleur, parce que l’auteur est absent. On ignore ce qu’elle pense, puisque l’auteur est occupé ailleurs. Et qu’il a décrété qu’elle ne penserait pas en son absence. Il n’est pas en train de lui prêter des pensées. Alors donc elle n’en a pas. Elle se met du vernis en partant de la lunule et en étirant les poils du pinceau jusqu’à l’extrémité de l’ongle. Ensuite le bouchon entre les deux doigts de la main droite, droite et non gauche, parce qu’une majorité de personnes sont droitières et que l’auteur n’a pas précisé, on peut donc en déduire qu’elle est droitière. Elle tient donc le capuchon du flacon entre le pouce et l’indexe de la main droite. De la gauche, elle tient le flacon. Elle plonge le pinceau dans la bouteille. Elle ressort le pinceau dont la pointe a gonflé sous l’effet du chargement de vernis et elle passe à l’orteil suivant. Elle devrait penser. Toute femme pense en effectuant ce genre de manœuvre. Elle pas. Elle fait des choses. Elle s’épile. Avec un vieux rasoir jetable qu’elle ne jette pas. Il fait des trainées rouges sur sa peau, parce que la base qui est censée adoucir, imbibée de quelque chose d’hydratant, est devenue dure avec le temps. Elle irrite et agresse l’épiderme. La femme ne grimace pas. Pas parce qu’elle est seule et qu’il n’y aurait personne à qui adresser de sa grimace, comme on fait pour tisser du lien, faire connivence. Elle sourit. Elle va en profiter pour faire tout ce dont l’auteur ne parlera jamais. Autant le faire maintenant. Comme un espace de liberté, un endroit d’où personne ne peut l’apercevoir. Elle pourrait en profiter pour…
Et Ben alors lorsque l’auteur a le dos tourné. Lui non plus ne pense pas. Il pêche. D’une pêche différente de toutes les autres. Il pêche sur son bateau au large de Granville. Il ne pense pas. Il ne parle pas. Il n’est pas en compagnie du mari de Julie. Il est seul et sans pensée aucune il pêche. Il regarde le fin croissant de lune au-dessus du bateau. Il ne se dit pas qu’il est pâle. Ce serait penser. Le temps ne compte plus. Il peut pêcher toute la nuit. Il va le faire. Déjà la luminosité décline. Il ne rentrera pas ce soir.
Le sourd-muet avale machinalement le comprimé qu’on lui a posé à côté du plateau-repas. Il est rose. Il le connait bien. Ses deux doigts peinent à le saisir. Ils sont trop épais. Les bords du récipient font obstacle. Il insiste. Enfin il renonce. Il change de tactique. D’une main il incline le godet et verse son contenu dans son autre main qu’il plaque tout entière contre ses lèvres. D’un geste brusque, il tend la main vers le verre d’eau. Il est pressé d’avaler. Il a peur de la fausse route. Il est prêt pour aller au lit. Il regarde la TV et peu à peu il ne comprend plus rien. Ses yeux sont encore ouverts. Il lutte un peu contre le sommeil. Puis d’un coup tout son corps se relâche. Il respire fort la bouche ouverte. L’infirmière éteindra la lumière à son prochain passage, rassurée de l’entendre ronfler.