C’est la nuit. Elle est allongée dans le grand lit. Seule dans le lit. Le lit ancien. D’un bois légèrement rosé. La tête de lit est courbe ; deux vagues qui s’élèvent et se rejoignent en formant une fleur d’écume. Elle pense. Comment supporter de dormir seule dans ce lit. Un lit choisi par lui. Pour nous. Elle l’avait aimé ce lit. Elle l’avait aimé puisque le mari l’avait choisi. Mais maintenant. Maintenant qu’il l’a rejetée. Qu’il lui a préféré la jeune étudiante. Aux ses seins lourds. A la bouche rieuse, aux yeux ronds, au corps qui appelle. Est-ce sa faute si elle a vécu au milieu de bonnes soeurs. Qui faisaient prendre le corps en horreur. Inculquaient la honte et l’horreur de tout plaisir. Est-ce sa faute si elle a en horreur tout plaisir. Elle écoute la nuit. Les voitures passer au-dehors. Les moteurs ronronner. Elle regarde le plafond. La lumière des phares dessine sur le plafond des rais de lumière tournants. Un peu comme les boules à facette. De discothèque. Elle voit les phares des voitures tournoyer sur le plafond. Les voitures se succèdent à intervalles irréguliers. Elle entend le moteur des voitures ralentir en haut de la rue. Puis changer de vitesse pour s’engager dans le tournant et amorcer la montée vers les beaux quartiers. La chambre est vide. Et froide. Elle voit sur la commode les petites poupées alignées enfermées dans leur boîte en plastique transparent. Des poupées souvenir. Ramenées de voyage par la belle-mère. Un petit danseur grec en costume traditionnel. Une bretonne avec sa longue coiffe de dentelles. Un jeune homme en kilt. Des poupées pour touristes. Elle se lève malgré le froid piquant. Et se dirige vers la garde-robe. Elle ouvre grand les portes de la garde-robe. Il n’y avait que ses costumes à lui dans la petite garde-robe ; costumes trois pièces en laine froide. Gilet en daim. Pull marin à la croix de Malte. Chemises. Des chemises colorées. A présent l’armoire est vide. Et ce vide lui donne le tournis. Elle sent qu’elle pourrait disparaître face à cette garde-robe vide, être happée par ce vide. Elle se retourne. Et regarde la vaste chambre. Que faire d’une telle chambre elle se dit. Elle passe la porte et traverse le petite palier. Elle s’arrête devant la chambre des enfants. Elle pousse doucement la porte. Une pièce étroite et longue. Plongée dans la pénombre. Un évier, un bac à jouets, une armoire à vêtements, un petit lit métallique à barreaux et un lit une personne. Les enfants dorment. Elle écoute presque terrorisée le rythme régulier de leur respiration. Puis descend les marches d’escalier. Elle descend lentement. En tenant fermement la rampe. Tout repose sur elle à présent. La vie de ses enfants pèse sur ses épaules à elle. Comment faire. Comment va-t-elle faire. La lune éclaire le petit hall d’entrée. Une lumière bleutée filtre à travers la porte vitrée. Du vitrage bleu de Venise. Ses pieds sont nus sur le carrelage froid. Le sol est dur. Elle est face à la porte vitrée et regarde la lune au loin. Comment tenir debout. Comment continuer de tenir debout se demande-t-elle. Ma soeur tient debout. Mon frère tient debout. Et comment ma mère, cette femme si déterminée tenait debout. Il n’y avait que mon père qui était faible se dit-elle avec une sorte de dégoût, de mépris. Il n’était capable de rien. Capable de se décider pour rien. Ma mère seule décidait de tout. Elle pense à cette mère. Cette mère si forte. Elle pense qu’elle aurait voulu grandir à l’ombre de cette mère. Se sentir rassurée par sa puissance. Sa détermination. Maintenant je suis seule se dit-elle. Perdue. Perdue à jamais. Je n’ai plus rien. Je ne suis plus rien. J’étais quelqu’un avant. J’étais forte. J’avais de la personnalité. Maintenant c’est fini. Elle traverse le salon. Puis marche vers le bureau. Elle voit au mur les traces laissées par les tableaux, les tableaux qu’il a emportés avec lui. La copie d’un Goya ; Saturne dévorant son fils, une gravure représentant le visage du Christ pleurant des larmes de sang. imprimé sur un voile de Véronique. Un masque africain aussi est parti. Une tête en paille tressée avec des coquillages à la place des yeux. La pièce lui semble vide. Affreusement vide. Il a tout pris se dit-elle. Tout. Elle fait le tour du rez-de-chaussée. Elle regarde un à un les meubles. Et il lui semble qu’il ne reste rien. Sinon l’enveloppe extérieure des choses. Comme si l’âme même des meubles s’était vidée. S’était enfuie avec lui. Elle remonte lentement l’escalier, accablée. Elle n’est plus rien en ce monde.
(il est fait pour toi, ce 10, dis…)
disons que ça se mettait bien sur mon passage… ça permettait d’ouvrir une porte intéressante par rapport au fil que j’essaye de tirer ?
ps : ça y est, je ne suis plus cornue mais joueuse à pistons !
Lui, ça pourrait être l’auteur, qui emporte tout quand il s’en va. Magnifique texte, Sybille. Merci
oui c’est vrai, je n’y avais pas pensé mais il y a quelque chose d’intéressant là-dedans. On peut dire en un sens que le mari se comporte comme l’auteur de leur vie et même l’auteur de sa vie à elle. Et qu’en partant, il l’a dépossédée d’elle-même et du monde qui l’entoure. Qu’il a vidé son monde avant de s’en aller. De peur qu’elle puisse vivre sans lui ? Qu’elle se débrouille mieux sans lui ? Mieux que lui ?
La violence de l’abandon, la violence de l’amour fini, une scène qui fait affreusement mal et qui nous évoque forcément quelque chose
ce rien
ce vide jusqu’au retour en arrière, les parents, la faiblesse du père…
il me semble que ça résonne plus fort lorsque tu écris : « Elle est face à la porte vitrée et regarde la lune au loin. Comment tenir debout. Comment continuer de tenir debout se demande-t-elle. Ma sœur tient debout. Mon frère tient debout. »
Merci Françoise. Oui le départ de l’être qui nous laisse dépossédé de tout… Peut-être y a-t-il des moyens de partir sans tout prendre avec soi ? Je me le demande. De laisser à l’autre quelque chose de ce qu’il est, une force, une espérance, une puissance.
Mais question : quand tu écris ça résonne plus fort, tu peux être plus précise ? ça résonne plus fort que quoi. Tu compares mais je ne comprends pas bien à quoi (ça m’intéresse évidemment de bien comprendre ce à quoi tu fais allusion). Merci d’avance pour ta réponse !
C’est comme ça que j’ai commencé à écrire. J’étais beaucoup plus en colère. Beau texte.
Le Christ pleurant des larmes de sang, Saturne dévorant ses enfants…la déco était chargée tout de même. Peut-être va- t-elle mieux respirer après avoir surmonté le sentiment de vide? On est prise dans l’histoire en tout cas.