Alors comme ça tu me fais apparaître comme un peu fêlée quand même. C’est vrai que je n’ai pas été une grand-mère conventionnelle. Pas très chaleureuse sans doute. Un peu revêche j’en conviens, mais folle, non! Je vois bien que tu essaies de décrypter quelle fut ma vie, comment j’ai pu traverser toutes les épreuves rencontrées, mais tu sais la perte de plusieurs enfants était monnaie courante à cette époque, même si quatre enfants ça fait beaucoup… Tu as raison peut-être cela m’a un peu dérangée, et peut-être empêchée de m’attacher de trop près aux enfants, de peur qu’ils ne disparaissent à leur tour, et que la souffrance renaisse encore et encore. Et puis on n’était pas habitué à exprimer nos sentiments chez nous, mais ça ne voulait pas dire qu’on était indifférent. Tu es sans doute une bien meilleure grand-mère que moi et tant mieux pour tes petites filles! Et puis j’avais huit petits-enfants, et les quelques fois où je t’ai gardée, j’ai fait de mon mieux. Je t’ai offert des cadeaux à Noël ( souviens-toi de la petite radio dont tu avais très envie…) et essayé de te faire plaisir quand je le pouvais, même si, c’est vrai, tu ne parlais pas beaucoup. Peut-être qu’on se ressemble un peu finalement, qui sait… J’ai mis fin à mes jours, et j’en avais le droit à 71 ans. Désolée si cela t’a perturbée. Cela faisait plusieurs années que j’en avais marre de vivre; les traitements pour la dépression ne sont parvenus à rien; ton grand-père était mort brutalement depuis sept ans . Même si cela n’avait pas été de tout repos avec lui, on s’était habitué depuis tout ce temps à vivre ensemble. La solitude n’était pas mon fort. Mais folle, non tu t’égares. Tu n’a pas écrit folle, mais tu l’as sans doute pensé. Tu n’as pas écrit ”dérangée” non plus, mais la manière que tu as de me décrire laisse supposer cela un peu cela quand même… J’étais dans mon “monde” , dans mes pensées, quand j’avais le loisir d’y être, et je peux te dire que je n’ai guère eu de loisirs dans ma vie. C’est intéressant de voir comment se fabrique un personnage, comment il s’inspire d’une réalité et comment il prend son indépendance. Je me demande après tout si ce n’est pas moi qui ai cherché à devenir ainsi, un peu “décalée, et alors tu n’y serais pour rien. Mais ne t’avises pas d’écrire que je suis folle, c’est trop dur à admettre. Égarée, éperdue, lunatique, si tu veux, mais folle, non!
Ecoute ce qu’elle ne te dis pas vraiment et découvre que tu as tort