Écrire est-ce d’abord laisser les choses aller ? On s’assoit au bureau pour convoiter silencieusement la forme épurée du texte qu’on voudrait ébaucher, chercher comment atteindre la simplicité, l’évidence. Comment enlever aux mots tout ce qu’ils permettent le plus souvent d’éviter ? Ce qu’une histoire à peine entrevue peut livrer de matière, ce que de vieilles photographies un peu fanées disent des personnages rien n’est moins sûr. De cette entreprise hasardeuse, des fragments éclatés d’une vie trop lointaine, trop étrangère, dont toutes les traces s’effacent et se perdent, on ne peut pas attendre grand-chose. On s’absorbe plutôt dans la masse verte des arbres du jardin comme si ces éclats collectés pouvaient soudain prendre vie, établir une généalogie complète, et dire d’eux-mêmes ce qu’ils sont. Ce sont de vieilles histoires. J’en sais très peu mais je raconte. Jean-Marie Sénac et Louise Fouga partent d’Aulon, dans les Hautes-Pyrénées, pour Bordeaux, entre 1891 et 1894. J’inscris obstinément un récit quand les dates hésitent, les noms s’effacent et l’histoire méprise les habitants des vallées perdues. J’écris pour m’oublier dans ces trajectoires qui m’emportent loin de la mienne, leur mémoire pour un peu de mon oubli. Jean-Marie et Louise se marient le 9 août 1894 à Bordeaux, cinq mois après le décès de Jeanne Fouga, la mère de Louise, à Aulon. Ce sont de vieilles histoires, de celles qu’on ne raconte pas. Les traces que je m’obstine à suivre sont si pauvres qu’elles se contentent d’ouvrir un chemin possible. Je parcours à l’envers le fil des évènements qui n’ont jamais été racontés pour rassembler les quelques signes, les bribes insignifiantes qu’on exhume des lourdes armoires grinçantes. Je rassemble les photographies jaunies aux visages graves, les tableaux de recensement rédigés à l’encre brune fondue dans le papier vieilli, les quelques ouvrages sur la vallée d’Aure ; j’ordonne le peu de traces conservées des faits marquants de leur vie, soigneusement enregistrés par l’administration ou fixés dans les cadres étroits de la photographie, tout en sachant que ce n’est pas là ce que je cherche. Pourquoi Jean-Marie et Louise sont-ils partis à Bordeaux ? Ce sont de vieilles histoires. Quand la réalité s’échappe, la mémoire disparaît, les dates se mélangent, les noms se confondent – quand le temps s’acharne – j’écris pour conjurer le sort.