## été 2023 # 09bis | tunnel et trou

Hier nous avons dû emprunter le tunnel à nouveau pour nous rendre à la ville de Jelsa,  faire le plein de la Dacia. 

« —Fais des photos,  je dis à mon épouse car personne ne nous croira…» 

En fait le boyau ne fait qu’1,4 km, j’ai pu le vérifier pendant que nous patientions au feu à l’entrée du tunnel. Il y avait quelques indications de mesure  sur les panneaux de signalisation. J’avais un peu exagéré sa longueur la première fois quand nous nous y étions engouffrés. une impression pénible provenant d’un ressenti plus que de la réalité. Une sensation qui doit évoquer plus ou moins cet autre boyau par lequel nous passons plus ou moins aisément pour parvenir au monde. D’ailleurs ça a dû me trotter dans le crâne une bonne partie de la journée puisque le soir, mon épouse me parlant de son appréhension de sauter à l’eau depuis le petit quai où nous allons nous baigner: « j’ai la trouille de sauter des fois qu’il y ait des bêtes » elle dit 

— un mauvais souvenir utérin je réplique. 

Elle rigole. On rigole. Mais tout de même on se retrouve peu solide face à ce genre d’idée. S’en suit un silence presque aussitôt après. 

— Il y  longtemps que je n’ai pas mangé des tomates pareilles dit-elle enfin , ce gout extraordinaire des tomates qui ont un vrai gout de tomate. 

— peut-être parce que ce sont les vacances car même l’ail a un vrai gout d’ail tu ne trouves pas ? nouvelle rigolade, nouveau silence. 

A Jelsa nous avons marché le long du petit port puis nous nous sommes laissés happer par les ruelles, avons découvert une petite place dépourvue de touristes où nous nous sommes assis à la terrasse d’un café charmant. J’ai repensé à Miller et à son Colosse de Maroussi et à Durrell quand le serveur a déposé  un grand verre d’eau glacée près de mon expresso alors que l’an passé en Grèce si j’ai bon souvenir il fallait le demander plusieurs fois. 

Est-ce de la peur, je repense à la traversée de ce tunnel. A peine 2 mètres en largeur. Et aucun éclairage sinon les feux arrières du véhicule qui nous précède. Je retrouve  d’un coup les mêmes sensations que lorsque j’apprenais à conduire l’Ami 8 de mon grand-père, presque jusqu’à l’odeur des banquettes moisies imprégnées de l’odeur de tabac froid. En quelle année était-ce  ? 1976, 77 ? Mon épouse essaie de prendre des photos mais sur l’écran de son smartphone  ne s’impriment que les vignettes claires collées sur le pare-brise sur fond noir.  

— essaie de désactiver  le flash …? je lui dis,  mais le résultat n’est pas meilleur. Il faudra que l’on nous croit sur parole j’ajoute clignant d’un oeil. 

Enfin on aperçoit la sortie, la lumière crue du matin presque aveuglante, cette impression de venir au monde par les deux extrémités de ce boyau, mais pas seulement, celle de déboucher d’un univers l’autre. Hier sur le petit port nous nous sommes attablés pour grignoter et je voyais des hommes crânes rasés forte musculature,  la cinquantaine  plaisanter en buvant de grands bocs de bière servis  à la pression, je songeais à l’âge qu’ils pouvaient avoir  durant la guerre, il y a déjà presque 30 ans… Avaient-ils dûs se battre, tuer d’autres personnes, peut-être même des enfants, violer des femmes, et je les voyaient là à quelques pas de là plaisanter en s’enivrant… Et que faisais je moi-même durant cette époque, à Paris en train d’essayer d’écrire, mais tournant déjà en rond dans des chroniques insignifiantes…   

Difficile de s’orienter dans ce supermarché, nous venons juste  de nous réjouir du prix du gas-oil  ici, presque 50 euros d’économies par rapport à la France, ce qui nous donnerait des ailes pour faire nos toutes premières   courses, sauf qu’à part l’emballage des produits, les noms rigolos marqués dessus on ne sait pas vraiment ce que c’est. On tâtonne. Cela prend un temps fou. On finit par acheter au pif. Sauf certaines denrées que nous reconnaissons physiquement si l’on peut dire, charcuterie, beurre, café ( par contre il faut trouver les bonnes capsules,  celles qui conviennent à la machine fournie gracieusement dans la location) 

Ce tunnel ne cesse de m’obséder par intermittence, pendant que nous faisons le plein du véhicule j’imagine la tuile de tomber à l’intérieur en panne d’essence et le risque pris de l’avoir traversé alors que la jauge était  dans le rouge ( en fait désormais l’indication est en orange )

En voyant ces hommes boire autant de bière, les imaginer au volant, empruntant ce meme tunnel, bloquant soudain toute une file de voitures parmi lesquelles la notre bien sur , surgissant soudain et mitraillant tout azimut.

La troisième fois ça va mieux. M’y serais-je déjà habitué ? l’appréciation de la distance, de la longueur comme de la largeur des lieux semble plus précise, colle mieux à une réalité rassurante ( ce n’est qu’un tunnel de 1,4 km de 2 mètres de large et dans lequel on ne peut rouler à plus de 30km/h.) 

Mais la sensation d’aveuglement à l’issue ne disparaît pas pour autant. 

En fin de journée nous décidons d’aller nous baigner à la pointe de l’île ( qui va devenir notre coin favori certainement) C’est là que nous voyons le trou dans la dalle du quai. Il en émane un bruit de respiration  difficile, rauque. Pendant que mon épouse détale un peu plus loin prétextant l’ impossibilité  de tolérer ce bruit, je m’assois sur les marches à sa proximité. Je reste ainsi à repenser à l’agonie de ma mère sous respirateur artificiel à l’hôpital de Créteil. C’est à peu de chose près le meme bruit qu’émet le trou dans le ciment. Je me laisse bercer par ce bruit si effroyable parait-il au tout début qu’on l’entend, puis qui me soulage au fur et à mesure que je l’écoute. Puis je sors ma tablette de mon sac et je reprends la lecture de Stephen King, Ce moment où Ralph le personnage principal du roman «Insomnies» s’entretient avec un pharmacien hindou de l’insomnie, de l’illusion des somnifères, de se réjouir du peu d’heures  de sommeil dont il peut encore bénéficier. 

A propos de Patrick B.

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