Quelques plages d’écoute et autres points de voix :
- Pas une semaine sans descendre à la Fnac écouter de la musiques, souvent les sorties chroniquées dans les Inrocks, Magic. En acheter si possible, à la fin du mois. C’était comme un rituel. Surtout à la Saint Christoly. Après le déménagement, l’agrandissement rue Sainte Catherine, ce n’était plus pareil. Fini l’écoute libre.
- À la Sainte Catherine, le plafond semble plus haut. Mais il n’y a peut-être pas de plafond, une structure métallique, de lignes électriques plus ou moins masquées par la lumière des spots qu’elles alimentent. Il y avait des spots à la Saint Christoly, mais un cran plus bas, encastrés dans des caissons blancs ou quelque chose comme ça.
- Il y a cette drôle de pochette, un fond rose, plutôt pâle, et deux personnages comme sortis de chez Disney, mais détournés, bleu ciel à bords noirs, un faon regardant derrière lui un petit lapin monté sur ses pattes, de sorte que son nez se retrouve presque au niveau du toupet arrière de son ami, qui relève plus de l’appendice basal que du cache-misère. Et pas de titre.
- Fini l’easy listening. On n’écoute plus les disques à l’envi. Il doit bien y avoir encore quelques bornes pour écouter tel ou tel disque mis en avant, mais l’aspect médiathèque a disparu. Parce qu’un jour, à la Saint Christoly, en abattant le mur de disques d’une niche (transformé en gondoles dans l’allée centrale ?), ils ont installé une espèce de kiosque avec deux ou trois disquaires à l’intérieur. Tu donnais n’importe quel disque, on ôtait les étiquettes prix et code-barres, collées sur le rebord du comptoir intérieur, on déchirait la cellophane et glissait le disque dans le lecteur et on te prêtait des écouteurs. Trois boutons devant toi pour passer à la plage suivante, revenir en arrière, mettre en pause et lire. Ça ne fonctionnait pas toujours. C’est qu’il y en avait du monde, à force, à solliciter les lecteurs. La lecture pouvait sauter. Et l’écoute terminée, on remettait le disque dans le boîtier ou la pochette, on le glissait dans une sorte de plastifieuse où il se retrouvait sous vide, on recollait les étiquettes et on te le remettait. Libre à toi d’acheter ou de le reposer dans le bac. Ou d’écouter autre chose.
- D’une niche à l’autre, on faisait de drôles d’associations. Un jour, Duras a fini par écouter Miossec. Lui, dans Boire, il chantait : « Je vous téléphone encore, ivre mort au matin / Car aujourd’hui c’est la Saint-Valentin / Et je me remémore notre nuit très bien / Comme un crabe déjà mort / Tu t’ouvrais entre mes mains / Ceci est mon vœu, ceci est ma prière / Je te la fais les deux genoux à terre / Non non non non non / Non non non non non / Je ne suis plus saoul / Un peu à bout, c’est rien / Moi je crois en toi / C’est tout. » Et elle, elle a écrit, dans La Vie matérielle : « On manque d’un dieu. Ce vide qu’on découvre un jour d’adolescence rien ne peut faire qu’il n’ait jamais eu lieu. L’alcool a été fait pour supporter le vide de l’univers, le balancement des planètes, leur rotation imperturbable dans l’espace, leur silencieuse indifférence à l’endroit de votre douleur. L’homme qui boit est un homme interplanétaire. C’est dans un espace interplanétaire qu’il se meut. C’est là qu’il guette. » On ne fait pas attention à ça sur le moment, mais on devrait, et prendre des notes.
- Quand je dis descendre, c’était vraiment descendre. À la Saint Christoly, le magasin était au sous-sol. On entrait dans la galerie marchande, on descendait par un escalator. Il n’y avait presque rien d’autre autour. Et d’un espace à l’autre, des films d’horreur aux livres de cuisine (je me demande avec le recul s’il n’y avait pas une symétrie insoupçonnée), on avait justement l’impression de tourner, comme si le magasin s’étendait en arc de cercle, les caisses pour pivot. Mais, fait aussi de niches en vis-à-vis, à peu près (rock indépendant, littérature sentimentale, etc.), de part et d’autre de l’allée centrale, plus ou moins, le trajet pouvait devenir labyrinthique. D’autant qu’il fallait sortir de l’espace Livres, Musique, Films, Jeux pour gagner l’autre espace, Technologie. On a simplifié tout ça à la Sainte Catherine. Aujourd’hui, on n’y descend plus, on y monte. On entre dans l’espace Papeterie, et on prend les escalators pour accéder aux autres espaces sur deux étages immenses, organisés en zones rectangulaires, plus ou moins grandes, ouvertes les unes aux autres. Pas d’allée centrale, pas de lieu pivot, de l’open space.
- Un jour, au kiosque à disques de la Christoly, pour en écouter une poignée, un grand type aux cheveux longs à côté, poivre et sel, chemisette à carreaux, des bras comme ça, n’arrêtait pas de me lorgner. À la fin de mon écoute, quand je retire les écouteurs et tends le concert de Joy Division aux Bains Douches du 18 décembre 1979 : Tu peux y aller les yeux fermés ! J’y étais. Un truc de malade. Un concert qu’a dégagé une sacrée énergie. La batterie fulminait tellement parfois, une tuerie sur Transmission, que la basse arrivait pas toujours à suivre. Tu vas voir, c’est fissuré et accidenté de partout. La basse trop haute au milieu d’un morceau, l’enregistrement radio qui saute, la balance faussée sur les sons électros suraigus, sous acide. J’sens encore la peau battue de la caisse claire sous le feu des baguettes et des guitares saturées d’électrons au début de Shadowplay. Les yeux fermés ! Et il s’en va comme ça, battant encore la mesure d’un petit mouvement de tête.
- Les caisses à la Catherine, c’est à l’étage et ce sont des files d’attente serpentines, entre les poteaux de guidage à sangles rétractables. Quand on a payé, on est encore dans le magasin et il faut descendre pour en sortir. Et il y a toujours un ou deux MIB aux entrées-sorties du rez-de-chaussée pour vous scanner du regard. Les caisses à la Christoly marquaient la sortie du magasin. C’était déjà un peu plus facile pour les voleurs, même si la course depuis le sous-sol avec les MIB, pour remonter dans la galerie marchande et en sortir, ça ne devait pas être si simple. Et quand il y avait du monde, la queue se faisait toute seule, toute droite, à couper l’allée centrale, et remonter jusque dans la niche de je ne sais quels genres de livres.
- 1997, année vide, début du service, point de bascule, entre Sciences et Lettres, qui pour écouter Ladies and gentlemen we are floating in space de Spiritualized ? Un des auteurs de Dix, le recueil de nouvelles des Inrocks, pour la rentrée littéraire (puisque c’est toujours d’actualité) ? Despentes, C’est dehors, c’est la nuit ? Éric Faye, Je suis le gardien du phare ? Zagdanski, Impact ? Dominique Meens, La Démonstration du grèbe : ses strates textuelles en vis-à-vis, d’abord, l’une relevant du dialogue et l’autre du récit, entrecoupées de plages, ou de niches, poétiques. (À n’y rien comprendre.)
- Il y avait beaucoup de spots. Il y a toujours beaucoup de spots. Mais si ça semble clair partout à la Catherine, on trouvait quelques zones d’ombre dans les niches de la Christoly. Notamment derrière les gros piliers porteurs. Et va savoir pourquoi, des fois, un spot n’éclairait pas le présentoir, mais tes pieds et t’aveuglait.
- Le lecteur, dans la Fiat, c’était un portatif qui fermait mal, branché à l’autoradio crépité par un cordon jack. Il n’aimait pas les virages serrés et finissait par terre la gueule ouverte. À l’appart, c’était une minichaîne radio-cassette-disque, ou un gros poste nasillard, Tokaï. Il portait bien son nom : pour certains disques ça toquait, ça frottait, ça faisait un petit bruit d’hélice. Les guitares saturées couvraient bien le volume monté assez fort, pas trop à cause du grésillement. Mais Nirvana, rayé des nanosillons, a fini par y passer. (J’en ai un autre.)
- Une fois, une jeune caissière m’a demandé si je connaissais bien, si je voulais vraiment acheter ce disque — Isn’t anything, My Bloody Valentine, un des tout premiers disques achetés à la Christoly. Oui, je connaissais un peu le groupe. Elle aussi ? Non. C’est un ami. Mais vous trouvez pas cette musique bizarre ? On voit même pas les visages ! Je n’avais pas fait attention à la pochette. Je lui trouvais surtout à elle un visage au charme certain. Et je suis sûr qu’elle exagérait. Je reste persuadé qu’elle aurait sûrement succombé aux douceurs mélodique et vocale de Lose my breath.
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