Elles arrivent devant la porte du garage. Juste devant. Elles sont face à la porte. Elles vont passer la porte. L’ouvrir et entrer dans le garage. Elles ont pris le bus devant chez la vieille tante. A la sortie du cimetière, tous les membres de la famille sont allés chez la vieille tante. Chez qui on a mangé de la tarte et bu un mauvais café réchauffé. On a passé le temps ensemble. La mère à se mêler aux conversations. Partager quelques banalités. La petite fille à regarder le fauteuil vide de l’oncle. Le dos du fauteuil avec le napperon sur l’appui-tête. On est restées longtemps. Parce que la mère aime rester longtemps aux cérémonies d’enterrement. Elle ne peut jamais se résoudre à quitter. Elle veut rester. Toujours. Elle qui ne se sent liée à rien ni à personne. Qui se sent exclue de tout. Avec le sanatorium enfant. Jamais à la maison. Toujours en pension. A la mer. Le bon air de la mer. Ou dans les Ardennes. L’air frais et pur des Ardennes. Elle qui aurait tant voulu être auprès de sa mère. Morte à présent. De quel droit est-elle morte. Il est tard. L’après-midi est déjà bien avancé. Elles ont pris un bus. Le bus qui longe la rivière. Qui traverse les anciens quartiers. Ceux des usines et des fabriques. Qui parcourt les quartiers pauvres. D’anciens quartiers ouvriers devenus plus tard des quartiers d’immigrés. Ces mêmes quartiers où la mère, quelques mois plus tôt, est allée faire des photos d’enfants. D’enfants pauvres jouant dans les rues. Des ribambelles d’enfants jouant ensemble dans les rues. Des photos noir et blanc qu’elle a agrandies et collées sur des panneaux pour l’exposition en duo. L’exposition sur le thème les enfants et la ville. Elles ont pris le bus vers le centre-ville. Elles sont descendues sur la place du marché et ont pris une correspondance. Pour les hauteurs. Il est déjà tard. Quand elles arrivent devant la maison au profil de temple grec. La mère se sent lourde, chargée de toute cette souffrance aveugle et muette qui sourde en elle depuis si longtemps. Ce vieux chagrin. Sale et détrempé. Ravivé soudain par la disparition de l’oncle. Non qu’elle y tienne tant à cet oncle. Elle le connaissait mal. Mais elle a déjà si peu de famille. Si peu d’attaches. Elle qui se sent si seule. Et une fois de plus. Elle sent monter en elle la petite fille abandonnée laissée seule dans un sanatorium. Sans tendresse. Sans personne pour la soutenir. Pour lui expliquer comment vivre. On descend du bus. On traverse la rue. La mère donne la main à la petite fille pour traverser. Elles montent sur le trottoir. La mère pousse doucement la grille en fer forgé noire. La grille d’un noir très mat. Un noir presque bleuté. Mère et fille marchent dans l’allée menant à la porte du garage. Elles marchent ensemble vers la porte blanche, en bois peint. La mère a lâché la main de la petite fille. Elle sort la clé, l’insert dans la serrure. La clé tourne en grinçant faiblement. La mère empoigne la clenche. Elle hésite un instant. Prise d’un doute. Quelque chose en elle veut faire demi-tour. Quelque chose en elle lui dit de faire demi-tour. Mais elle n’écoute pas, elle fait tourner la clenche. La porte frotte sur le sol en s’ouvrant. Elles pénètrent toutes les deux dans le garage. La mère se dirige vers l’interrupteur. Elle actionne l’interrupteur. Et la lumière s’allume dans le garage. Un plafonnier au verre sale. Qui fait de drôles d’ombres sur les murs. Il y a des ombres sur les murs. Juste des ombres. Rien d’autre que des ombres. Les murs sont vides. Etrangement vides. Il y a quelque chose de trop vide dans cette pièce. Et ce vide soudain lui saute aux yeux. Son ventre se noue. Sa poitrine se contracte et d’un coup elle peine à respirer. Là, à l’instant, face à ce vide sur les murs du garage elle sait, elle sait qu’il est parti. La mère n’a pas repris dans la sienne la main de la petite fille. De toute façon elle n’aime pas le contact physique. Même celui de la main de la petite fille. La petite fille a la peau qui pèle. Sur les mains. Elle a la peau sèche et des lambeaux de peau se détachent de ses paumes. Sur les bords des pelades, la peau est dure et désagréable au toucher. Elle n’aime pas être caressée par les mains de la petite fille. Ce n’est pas agréable de sentir sur son visage les mains de la petite fille. De toute façon ce dont elle a besoin, là, c’est de réconfort. Et tenir la main de la petite fille ne lui serait d’aucun réconfort. La petite fille est bien trop petite pour lui être du moindre réconfort. Tenir la main de la petite fille l’aurait juste embarrassée, agacée. Elle, c’est de la main de la maman dont elle a besoin. Celle de sa maman à elle. Mais elle est décédée. Voici bien longtemps déjà. D’une maladie. Terrible. Horrible. Une maladie lente. Qui vous ronge de l’intérieur. Elle voyait sa mère être rongée de l’intérieur. Parfois ça sentait mauvais dans la chambre d’hôpital. Pourquoi fallait-il que sa mère meure. Au moment où enfin. Elle allait être auprès d’elle. Enfin seule entourée d’un père et d’une mère. Maintenant que les aînés étaient partis. Elle est dans le garage. Aussi seule et démunie que le jour où pour la première fois on l’a envoyée dans un internat en Ardennes. Elle si petite. Sa soeur aînée pour l’accompagner. Mais qu’est-ce qu’une toute petite fille peut faire d’une soeur aînée. Qu’est-ce qu’une petite fille peut faire d’une soeur aînée dans un internat au fin fond des Ardennes. Quand ce qu’elle veut c’est sa mère. Elle ne pleure pas, même dans ce garage. Elle attend désespérément sa maman. Elle regarde la petite fille. Peut-être qu’elle lui en veut un peu. D’être sa fille. Pourquoi a-t-il fallut qu’elle aie une fille. A quoi pourra bien lui servir une fille à présent. Elle. C’est un homme qu’il lui faut. Pas une petite fille aux mains pelées. Elle annonce froidement à la petite fille que le père est parti. Qu’il les a quittées. Que c’est fini, que tout est terminé. Et résolument, elle monte les escaliers qui mènent au rez-de-chaussée. Elle monte. Marche après marche. Mais cet escalier ne mène plus nulle part pour elle. Monter ces marches n’a plus aucun sens. Peut-être pourrait-elle faire marche arrière. Redescendre dans le garage. Défaire les gestes. Tout ce qui a eu lieu. Les refaire à l’envers. Remonter le temps. Ouvrir et refermer la porte du garage. Tourner à nouveau la clé dans la serrure. Pas pour ouvrir la porte mais pour la refermer devant elle. Et marcher à reculons vers la grille. Et puis au lieu de sortir. Sur le trottoir. Au lieu de passer la grille. Tourner à gauche. Monter les escaliers de pierre. Qui mènent à la porte d’entrée de la maison. La porte aux colonnes doriques. La porte majestueuse. En carreaux de Venise. Une porte conçue presque pour les Dieux. Si elle, au lieu de toujours se faufiler par la porte du garage, l’humble porte de bois du garage. Elle était passée ce jour-là par la porte d’entrée. La porte aux vitraux de Venise. Aux vitres bleutées. Au vitrage soufflé. Aux colonnes doriques. Alors peut-être. Peut-être que le père. Serait toujours là.