On pourrait dire que Julie a choisi les phasmes pour avoir le contraire de ce qui se passe en classe ou à la maison. Des êtres placides et faciles à vivre, qui ne bougent pas et qui ne font pas de bruit. L’exact contraire de ses élèves et de ses enfants. En tout cas quand elle regarde le vivarium et ces insectes quiets et immobiles, on se dit que tout ceci l’apaise finalement. C’est sur qu’elle y trouve son compte dans cette leçon de choses à taille humaine. Elle se dit que le modus vivendi des phasmes pourrait atteindre celui où celle qui les observe. La preuve, ça marche sur elle.
Oui on pourrait dire ça mais ça serait beaucoup trop facile. En tout cas, l’élevage des phasmes est ce qu’il y a de plus pratique et de plus facile en classe. C’est ce qu’on pourrait se dire aussi. Pas d’exigence, peu onéreux, pas de faux frais. C’est un argument aussi très recevable. Mais quand on apprend qu’il y a des cas de cannibalisme chez les phasmes en captivité, on se dit que les êtres les plus inoffensifs en pleine nature deviennent des dangers pour eux-mêmes lorsqu’on libère leur animalité en les emprisonnant.
Julie a bien conscience de tout ceci. Mais comment expliquer à des enfants que des insectes s’entretuent quand ils n’ont plus de prédateurs à proximité ? Elle se dit que cela va peut-être développer leur imagination et les empêcher de dormir. Comment aborder la mort avec eux, même s’ils sont déjà grands ?
Prendre soin de son élevage d’insectes et ne pas rater ses leçons de choses. C’est un défi pour lequel elle s’est engagée pour toute l’année. L’objectif : la reproduction de ses phasmes pour faire perdurer l’élevage jusqu’à ce qu’elle devienne conseillère pédagogique. Elle veut devenir conseillère pédagogique à l’aube de ses quarante-cinq ans. Un autre objectif qu’elle s’est fixé. Il y a le court terme et le moyen terme. Le long terme, ce sont son mari et ses enfants. Elle ne compte pas échouer. Elle l’aura son troisième enfant, elle l’aura son Eugénie Léger qu’elle ne voudrait pas voir devenir Grandet.
Elle ne veut pas tuer dans l’œuf la vocation de comédien de son mari. C’est pour cela qu’elle veut devenir conseillère pédagogique, lorsqu’il aura entamé sa deuxième vie, celle de comédien et de metteur en scène. C’est un projet à moyen terme. A court terme, il se fait la main en donnant des cours de théâtre le mercredi à Aurelcastel. C’est toujours autre chose que les majorettes de Brou. Il se fait la main aussi en donnant des spectacles le week-end chez l’habitant. Cela ne lui arrive pas très souvent mais à peu près cinq ou six fois l’an avec son réseau d’amis enseignants. Ce sont des spectacles pour les adultes. Il n’a pas encore prévu de faire des goûters d’enfants, il n’en n’a pas le temps. Julie l’admire pour son talent de scénographe. Il sait très bien où placer les choses, les gens et leurs objets. Pour l’instant, il s’improvise des seuls en scène. Il lit des auteurs de littérature.
Jusqu’à maintenant, cette histoire de phasmes dans la classe tient bien la route. Elle ne sait pas encore que le Musée de l’abeille vivante au Faouët fermera ses portes en 2022. Elle s’en fiche un peu mais ce musée l’a durablement marquée. C’est le genre de leçon de choses qu’elle aime. Vieillot et dans son jus, très loin des parcs d’attraction touristiques qu’étaient devenus certains centres animaliers. Julie n’a pas la culture des zoos non plus. Pourtant, elle enferme ces phasmes dans un vivarium, au risque qu’ils se mangent entre eux. Julie n’est pas à un paradoxe près mais quand on se dit que l’on enferme des enfants pendant vingt ans pour qu’ils deviennent des citoyens honnêtes payant bien leurs impôts… On se dit qu’il faut peut-être une seconde vie pour s’assouvir un peu.