c’est vers six heures que commencent à passer les autos – un café pour commencer, casa fechada pour commencer, une chanson – les gens absents aussi bien – le point aveugle c’est certainement ce qui transparaît sans qu’on le sache : les conditions maudites, certainement, je lisais (je l’ai fini) le Histoire des grands parents que je n’ai pas connus tout en (re)lisant le Tristes Tropiques recommandé il y a quelques semaines dans le poste, et aussi le Filmer juger aussi oui, quand Marc Augé est mort, lui qui dans son bureau du boulevard Raspail me disait « un directeur on vous en trouvera toujours un, foncez voir Trénet, il va mourir » – deux semaines plus tard le fou chantant était parti (comme avant hier mon ami) et j’avais à peine réussi à identifier son agent – j’avais été voir je ne sais plus son nom (si, je le sais mais je le tais) ce type qui m’avait dit « si vous voulez, je vous présenterais Aznavour c’est un ami » – le début du siècle, depuis longtemps le cinéma était abandonné à son triste et industrieux sort démodé – toujours beaucoup aimé le cinéma même lorsque je vis la première fois Nuit et brouillard – ces conditions maudites mais tu vois, je n’ai pas pu aller voir celui de ce sonderkommando en caméra subjective paraît-il ça a été inutile – Matès, le grand-père d’Ivan, était lui aussi dans ce statut, cette profession ou ce métier, et l’un d’eux décrit ces conditions – Goethe, Semprun, Halbwachs – beaucoup aimé cette mémoire – tout ce monde est mort – je me souviens qu’elle me disait « ce que tu passes bien à l’image merde ! Il faut que je te mette sur des coups, ah oui je le ferai… » la monteuse aux rushes mais j’avais refusé son lit parce qu’elle était mariée (a-t-on jamais vu un type refuser le lit d’une belle femme ?) (et une femme refuser celui d’un beau mec ? ou riche ? ou puissant ?) (ou tout ça à la fois, pour elle comme pour lui ?) (un lit ne se refuse pas : la loi du milieu) est-ce bien la raison ? J’en étais à la romance, les trois choses importantes pour faire un film, réponse un : « l’histoire l’histoire l’histoire », réponse deux : « l’argent l’argent l’argent » : c’est sans doute à cause de l’ordre de ces réponses que je suis parti (c’était le mien) – « les diamants sont les meilleurs amis des filles » chantait Marilyn – quiconque ne répond pas « pour tomber les filles » à la question « pourquoi faites-vous du cinéma » est un faux jeton en restant poli pour ne pas dire cul – il y a des mots à taire – des secrets à n’éventer sous aucun prétexte, un peu comme dire corde sur un bateau ou envoyer le producteur (ou le gros russe) se faire foutre ailleurs – parce qu’il faut bien foutre quand même quelque chose quelqu’un quelque part – excuse-moi d’être trivial (c’est ainsi que parlait J., dans la tête il avait une tumeur de la taille d’une boule de billard – la 8 – il levait son index « si je peux me permettre » disait-il et le médecin (il s’appelait Proust mais pas Marcel) faisait oui de la tête mais J. avait oublié ce qu’il voulait dire – il souriait) – mes excuses pour la trivialité, oui, cette époque-là, mon ami Y. qui jouait au golf à Beaugency (pour le cœur qu’il avait malade) et pratiquait l’aéroplane (pour le plaisir) dans ce coin-là aussi est entré à l’hôpital mais le nosocomial l’a terrassé, je l’aimais beaucoup, mais qu’est-ce qu’on peut faire dans ces cas-là ? Je ne suis pas allé à son enterrement, j’avais trop de travail, c’était trop loin, il était de ma famille pourtant (musulman peut-être mais métèque cosmopolite quadrilingue et compagnie quand même), je soutenais le lundi cette histoire faite des cinq cents études recensées classées typologisées (« qu’est-ce que c’est ? » me demandait Christian Topalov quand je lui parlais de typologie) organisées analysées synthétisées (au plus près, au plus serré : mention très bien, « pour un jour ou pour longtemps » je me souviens) on le mit en terre le samedi près de cette petite église, la route fait un coude, au fond il y a sa maison (il avait fait planter des hibiscus dans son jardin, trois, un bleu, un blanc, un rose et on regardait ces fleurs, quatorze juillet, son accent que jamais il ne perdit, la calandre de la petite MG dans l’appentis – Y. est parti, lui aussi) sont-elles maudites, ces conditions ? quelle différence ça fait, finalement, dis-moi maintenant ? Tout. Tout est différent et jamais on ne l’oubliera. Dans les souvenirs, des gens, des images, le cahier de mon père, vingt ans s’engageant comme on dit – l’engagement, c’est d’abord quelque chose de militaire, puis de militant – ni l’un ni l’autre je te remercie – vingt-deux ans, février quarante-cinq à Mulhouse, première armée – il y notait les faits des jours, à la fin on trouve des paroles de chansons gaillardes (excuse-le d’être trivial, hein) puis l’épousant, elle, puis elle pleurant sur son fauteuil, la neige et ce soleil perdu – ce courage formidable et cette joie de vivre derrière ce regard noir et ce sourire – ses twin-sets ses boucles aux cheveux teints auburn – les soldes et son « eurotunnel c’est formidable » – hier j’ai dit à sa fille « je viens si tu as besoin de moi » c’est resté, comme beaucoup, comme toujours, j’ai oublié laisse, sans réponse – elle répondra plus tard c’est égal, la douleur qu’on ressent ne peut guère se partager mais elle est là toujours là – ce matin il fait beau et les choses se raccommodent – le brouillard le soleil qui se lève et la joie de vivre et de le voir
Sensation un peu bizarre à la lecture de ce petit texte, comme si toute voix et toute vie avaient vocation à s’enfermer dans le même récit à l’infini.
@Marion T. :un coude,sans doute…merci à toi Marion
Ces deuils qui se s’ancrent dans la multitude de souvenirs et d’images ! Merci !
@Helena Barroso: toujours là…Merci de ta lecture Helena
« Je ne suis pas allé à son enterrement ». Je relis ton texte aujourd’hui parce que hier justement …Merci Piero. Et ce matin, en effet, il fait beau.
@Ugo Pandolfi : c’est sans doute ce qu’on envie aux îliens : la beauté du paysage… Merci à toi Ugo
Tout ça (j’allais dire tout ton blabla mais je ne voulais pas l’écrire car il participe toujours de ton écriture jaillissante) pour en arriver là, à ce point du samedi près de cette petite église, où la route fait un coude, et au fond il y a sa maison
et là aussi il y a un jardin avec des hibiscus et on ressent la douleur de la perte…
@Françoise Renaud : tout ça pour ça, oui. Merci Françoise
et la peine | un souvenir qui s’entête | se colore en pire de « je n’ai pas assisté » ou si on l’a fait des petits trucs triviaux qui vous tenait seul au milieu
merci Piero de ces mots – tes mots que je retrouve à chaque fois avec l’impression d’être »en famille » – douce mélancolie à te lire