Je n’y suis pour personne quand je suis dans vos bras
c’est juste une chanson – je chantais en faisant des patiences sur le bord du trottoir – j’étais amoureux, quelle affaire – quelle si belle affaire que ces coups au cœur qui bat qui bat vraiment, là, la chanson faisait « et j’ai besoin de vous » ça n’avait pas le même goût qu’à présent – tout est consommé, tout est accompli, les mots de cette autre religion, inconnue, le type qui passait dans les chambrées, cet autre, curé (est-ce adjectif ?), qui disait « il vous faut tenir le cap, il s’agit de faire de vous un homme » – un vrai, un tatoué on aurait pu ajouter – le type était en noir, un autre uniforme, c’était du côté de Compiègne, c’était donc ça, le monde ? – le même moment, la même perte, dans le poste cette chanson « the woman I’m thinking of, she loved me all up » – pendant le week-end disait encore la chanson – le type solitaire, une espèce de plainte : n’en pas vouloir au monde entier, mais ne pas vouloir non plus en faire partie, tu ne peux pas le croire, dans ce même endroit, la campagne calme, il y avait ce type qui souriait sous sa casquette, il souriait en faisant parcourir son index d’une oreille à l’autre, sur son cou, dans ce geste qu’il faisait à ces gens qui passaient dans les wagons : ça l’amusait, il leur indiquait leur destination, il la connaissait bien, parfaitement puisque c’était chez lui, quarante ans plus tard, oui c’était amusant, cette même campagne, ce vert de l’herbe et ce gris des nuages aussi bien, quelle différence ça fait, dis-moi, quelle différence – c’est au Balzac (c’est aussi le nom de la rue qui donne sur les Champs Elysées) que j’ai, pour la première fois, vu ce shoah – souvent je le revois arriver, lui, à son rendez-vous avec son oncle, le frère de son père, lui et ses vingt-deux ans, il est de dos, sa vareuse militaire dans les beiges caca d’oie, la martingale puisqu’il est de dos, mais c’est lui il porte un calot du même tissu, vers Mulhouse, en février quarante-cinq, une espèce de secret, il jette sa cigarette dans la neige et entre, son oncle médecin, des études à Lyon, je me souviens de cette maison, les vaccins, les fièvres, et puis c’est oublié, l’escalier noir, ça n’a plus le même goût, même si c’est toujours là,
je n’y suis pour personne quand je suis dans vos bras disait la chanson, parce que la vie était la plus forte, évidemment – et toujours
c’est tout un, la musique dans le métro, station La Motte-Piquet-Grenelle, sur cette avenue, à la même époque, dans un de ces hôtels particuliers vivait un producteur de cinéma, son fils a pris la relève, dans le même quartier, tandis que son père s’abîmait, ces années-là, celles qu’ils disent « de plomb » alors qu’elles étaient d’espoir, on allait le changer, ce satané monde, et puis il y avait longtemps qu’on n’y croyait plus mais enfin, il fallait bien vivre et il ne nous attendrait pas pour tourner, on en était là, il y avait sans doute derrière nous toute cette histoire, rebutante, difficile à soutenir parce que complètement incroyable mais après tout, pas tant que ça : des humains à d’autres humains, qu’est-ce que ça change ? Industrielle et maudite, oui. La même pratique pour les animaux en batterie, les mêmes intentions dans les farines qu’on leur donnait pour les nourrir, et puis ça continuait quand même, il y avait des types ou des filles qui tiraient dans les jambes de leurs ennemis ça n’a rien à voir tu mélanges tout, tout est mélangé oui, on n’allait quand même pas prendre une carte au syndicat, dis-moi, quand même pas, même si on chantait dans les rues « ah debré si ta mère avait connu l’avortement ! », alors on criait à tue-tête les « Stirner ! Proudhon ! Bakounine Kropotkine Voline ! » – t’en souvient-il du commissariat dans cette rue, non loin de la cathédrale, dans les bleus, et de celui de la place Saint-Sulpice où elle vint te chercher, en souriant à peine, seulement des yeux et seulement pour toi, ses lunettes, ses papiers « oui c’est mon fils oui » et puis payer la contravention, et puis dans la voiture « tu commences à m’emmerder » et riant, la boite de la guitare sur le siège arrière de la petite Fiat – noire intérieur de satin velours rouge – la boîte, pas la voiture (Panda bleu nuit) – ouvrant la vitre, fumant « promets que c’est la dernière fois » mais oui, mais comment faire pour gagner de l’argent, « tu n’as qu’à travailler » – ça a été à cause de Vincennes et ses préfabriqués dans les bois où on découvrit la piste des enquêtes dans les trains – tu vois, c’était son amie, à lui, celui qui vient de mourir, sa compagne d’alors, les cours de cuisine du moyen-âge et les repas à vingt-cinq – les amis, les jeux, les passions le cinéma le billard la joie d’en vivre – les trains tu vois ça d’ici, escale à Compiègne, Saint-Quentin, Valenciennes – le nord, probablement pour maîtriser cette peur, cette histoire que derrière soi on traîne – derrière soi, présente derrière soi – probablement arrivée à destination, repartir dans l’autre sens croiser des milliers de gens, des milliers de sourires, de regards, de beautés et de tristesses, des milliers de vies d’histoires les langues étrangères les aides les explications avec les mains les remerciements la chaleur des autres – c’est qu’ils peuvent être aussi chaleureux aussi étonnant que ça puisse paraître
je n’y suis pour personne quand j’ai besoin de vous
« les cours de cuisine du moyen-âge et les repas à vingt-cinq – les amis, les jeux, les passions le cinéma le billard la joie d’en vivre – les trains tu vois ça d’ici » (qu’est-ce que c’est beau, tout, à sangloter tout ça, que c’est beau) (« Now I’m running down the road, trying to stay up,
Somewhere in her head »)
ah oui (les mêmes chansons – mme Célérier me disait un peu la même chose (à propos des odeurs) (des souvenirs) – t’es trop gentille – on ne sait pas trop quoi dire sinon merci) alors merci à toi, Christine
Quel tourbillon, c’est génial, c’est vivant, c’est habité, c’est bluffant. Et les chansons et les slogans qui nous parlent du temps à leur manière, jubilatoire.
merci à toi Françoise, content que ca te plaise
tout ce tourbillon de sanglots et une certaine tristesse…
je ressens souvent un brin d’amertume et cette immense mélancolie chez toi, Piero, tout au long de ta verve prenante qui finit par nous raconter une histoire, souvent tout à la fin, et ce sentiment brûlant qui me troue et m’explose à la figure que ta vie est un peu derrière toi, ce fatras d’événements accumulés, de films visionnés partagés, de souvenirs doux et âpres à la fois… alors on a trop envie de te prendre dans nos bras et de te cajoler un instant, rien pour te dire combien on est content que tu sois là…. et qu’on t’aime… (bien oui, c’est vrai quoi !)…
trop gentille Françoise – merci à toi
touchée
bisous Caro
oh Piero tout et ma gorge contractée
avais presque deviné deviné que le nom du film allait suivre celui qui regardait passer le train
et puis le « et puis il y avait longtemps qu’on n’y croyait plus mais enfin, il fallait bien vivre »
le ‘tu commences à m’emmerder »
la chanson, tout.