Je m’en souviens comme si c’était hier. Ma grand-mère avait tendu son bras et d’un doigt strident, t’avait désigné à moi. Ce sera lui, ton guide, ton ancre. Et quand ma grand-mère affirmait quelque chose, rares étaient ceux qui osaient la contredire. Ainsi en avait-elle convenu: c’était toi et c’était moi. Elle m’avait reconnu à moi aussi, plusieurs années auparavant à la fin d’une longue maladie. J’avais été si malade, que j’avais failli y passer. Elle m’avait soigné avec patience, à mon chevet des nuits entières. Elle me veillait alors que la fièvre me faisait délirer. Elle appliquait sur mon visage des exilirs de feuilles macérées et me maintenait la nuque en me forçant à avaler des potions amères. Elle chantonnait, murmurant des mystérieuses paroles, m’entourant d’objets et de talismans. Une fois, je l’entendis expliquer à ma mère, c’est lui Miranda, je le sais, je l’ai vu, il faut le sauver. Sans doute devais-je ma survie à la vision de ma grand-mère, car ma mère bien occuppée avec tous mes frères et soeurs était bien démunie. C’est pour cela qu’elle laissait à ma grand-mère- cette sorcière- comme elle l’appelait dès qu’elle avait le dos tourné, le rôle de me sauver.
A l’âge de cinq ans, elle me montrait à toi Pehuén, elle te désignait à être mon guide dans le labyrinthe complexe qu’elle créait à son successeur. Cela prendrait du temps, mais elle n’en avait plus beaucoup, alors elle me racontait, parlant toute la journée. Alors que mes frères et soeurs étaient aux champs, je restais auprès d’elle, sa bouche dans mon oreille. J’étais celui qui réparerait les vies, qui comprendrait les messages de l’au-delà. J’étais l’élu, celui qui saurait déchiffrer les languages, celui qui saurait le chemin. Et toi, Pehuén, tu m’aiderais, tu répondrais à mes questions. Et tu en imposais, forçant le respect des hommes, la crainte des imbéciles. Ma grand-mère avait vu juste, bien des années après, tu étais toujours là, sur le boulevard, à mon unique disposition. Car personne ici ne prenait le temps de s’arrêter à tes côtés. Combien de fois, m’étais-je échappé de la maison familliale pour me réfugier à tes pieds? Mes bras d’enfants entourant ton tronc rugueux. Combien de larmes avaient alimentées tes racines? Ton écorce caressant mes joues. Je ne pourrais le dire, mais en plus de mon guide, tu étais devenu mon refuge. Pehuén, dis-moi maintenant, regarde moi et répond à cette question qui ne me laisse pas le repos: pourquoi les hommes craignent tant les femmes?