L’endroit remonte à la surface. Contient les autres, ceux qui lui ressemblent quelque part, ceux qui ont pris le relais, ou la place. Là où il ne faut pas aller, interdiction formelle. A commencer par le lac. Espace de désobéissance pour l’enfant livrée à elle-même. Le père y pêche le brochet mais hors de la prêche (au lieu de pêche, s’est écrit ce mot-là : lapsus qui en dit long), pas d’accès possible. Pourtant, toute petite, sur son petit vélo, c’est là qu’elle va exprès, attirée par le bord, par les miroitements, par l’impression de devenir l’enfant du lac en descendant lentement les marches de marbre à demi-noyées. Elle essaie de pêcher à la surface les feuilles des grands magnolias centenaires qui laissent tomber leurs petites barques vertes à la dérive vers l’autre monde. La famille déménage sans prévenir l’enfant. Un désastre. Tant de fois le même cauchemar sinistre : lac asséché, des centaines de poissons morts la gueule ouverte au fond et les marches ridiculisées, donnant sur la boue. Puis l’adolescence. Dans le nord, la Scarpe prend le relais. Eau conduite. Comme on parle de la conduite d’un spectacle. Les verriers avaient quitté l’Est pour survivre. L’adolescente veut connaitre leur histoire, leur migration, leur enracinement dans la vieille terre ouvrière. Fil du temps, celui de l’eau. Le long du canal, la terre marécageuse de Briolle héberge l’étang des appelants et c’est au bord, près de la hutte que se forme et se pose d’un seul coup la spirale des étourneaux, passant en quelques secondes du bruit au silence. Etourneaux, comme notes de musique, comme mots. Les mots sont les appelants du plat pays. Plus loin, un peu plus tard : même canal, près duquel une grand-tante du nord la transporte en voiture : tu es sûre ? Les parents sont d’accord ? Tu vas vraiment faire ça ? L’adolescente sait être convaincante, quand il s’agit d’embarquer ou d’être embarquée. Encore après, image d’un autre canal. C’est une jeune femme près d’un homme vieilli. A Reims, le père se sait condamné, dévoré par le mal. Il ne pêchera plus jamais. C’est jour de deuil : la mère de son épouse est morte ; l’épouse ne peut supporter cette vision, alors il emmène son ainée près du corps déserté, demande à sa fille ce qu’il faut faire (comme si elle savait) et puisqu’il reste un peu de temps, décide de lui montrer l’endroit où il allait à la pêche, quand il était fiancé, ce n’est pas très loin. Sa promise suivait le mouvement, le pêcheur était si beau, et la guerre venait de lâcher prise. Le canal de l’Aisne à la Marne brillait de mille feux, après la libération. Les péniches transportaient la fin du cauchemar et la joie de revivre. Il s’assied au bord, comme reconnaissant au flanc noir du bateau amarré quelque chose de lui, un transport, un nom. Sa fille l’aide à se relever : il souffre du dos. On sait ce que ça veut dire. Bras dessus bras dessous ils s’éloignent, elle se retourne pour enregistrer à l’intérieur, si possible pour toujours, l’image du canal. Il lui dit : en réalité, on ne pêchait pas grand-chose mais c’était pour l’attente qu’on était là. Surtout pour l’attente.
Efficacité des phrases courtes et de ce fil chronologique à marche forcée
C’est si beau ! Merci. Jolie biographie. Beaucoup de résonance à cette lecture. Tout ce que tu as fait resurgir avec ce texte au rythme parfait.
» Le canal de l’Aisne à la Marne brillait de mille feux, après la libération. Les péniches transportaient la fin du cauchemar et la joie de revivre. Il s’assied au bord, comme reconnaissant au flanc noir du bateau amarré quelque chose de lui, un transport, un nom. Sa fille l’aide à se relever : il souffre du dos. On sait ce que ça veut dire. »
Comme j’aime votre façon si élégante et si pudique de laisser couler une histoire de plusieurs vies, devant un lac, le long d’un canal et dans la clameur des oiseaux d’eau ou d’air. Vos souvenirs sont des précipités de tendresse non dite et d’ardeur à vivre en laissant les pêcheurs à leur contemplation. Merci Anne !
« Les mots sont les appelants du plat pays ». Quelle belle proposition ! Et comment ne pas penser au plat pays de BREL. https://www.youtube.com/watch?v=l8bQFvTRzBM
OUPS ! Christine et non pas Anne… J’ai sans doute lu vos deux derniers textes dans la foulée et j’ai mélangé leurs eaux…
très beau texte. et cette chute : « en réalité, on ne pêchait pas grand-chose mais c’était pour l’attente qu’on était là. Surtout pour l’attente »
Magnifique.