Il avait disposé tout ce dont il avait besoin sur l’établi. La cérémonie commençait en trempant les extrémités filetées des rayons dans une coupelle d’huile de lin, puis le coude du rayon maître dans un petit pot de graisse. Des gestes rapides partageaient l’amas verdoyant sur les œillets de la jante et les trous des flasques du moyeu. Bien assis sur un tabouret de bois, il posait ensuite la jante sur ses jambes un peu écartées, plaçait le moyeu au centre et commençait la première salve de rayons tracteurs. Il glissait une petite rondelle sur les écrous avant de les passer dans les œillets. Après les neuf premiers rayons, il retournait la roue, s’avisait du placement par rapport à l’emplacement de la valve, et renouvelait l’opération. Il tissait ensuite en croisant par trois les deux dernières salves.
Alors il se levait et déplaçait le tabouret vers le pied. Il y glissait sa roue, cette fois-ci sa taille préférée, 500mm. Il la réalisait pour une petite bicyclette trapue qu’il affectionnait maintenant. Il avait connu la grande roue du bicycle : grâce à elle il avait même pu une fois s’accrocher à une branche d’arbre pour éviter la magistrale pelle. Elle l’avait aidé à s’arracher aux gueules des chiens et permis de découvrir les paysages au-delà des murs, des clôtures et des haies qui délimitent souvent le long des chemins la propriété privée. Des privilèges qui se payaient du risque de se casser la figure. Maintenant il affectionnait les petites roues solides, munies de gros pneus souples. Leurs diamètres équivalaient finalement aux pneus-crayons en 700A. Il profitait d’un supplément de confort dans les longues randonnées.
Avec toutes ces réminiscences de cailloux et de chemins parcourus en tête, il donnait un petit élan à la roue et observait les variations de la jante. Il la ralentissait d’un frottement de pulpe des doigts, la relançait dans un sens puis revenait un peu dans l’autre, et repartait encore la placer comme il le souhaitait. Comme il aurait aimé en faire de même avec la roue du temps ! Il se lançait dans des retouches très progressives, jamais plus d’un demi ou d’un quart de tour à la fois. Quand tout prenait forme, par simple plaisir il laissait filer la roue et l’écoutait, comme le glissement d’une barque. L’individualité des rayons disparaissait de sa vue. Il pensait au cinéma. Il approchait la clé des rayons en mouvement et les faisait tinter. Des notes homogènes s’élevaient dans l’atelier. Il arrêtait la roue et l’enlevait alors pour la masser contre l’établi. Des rayons craquaient en se mettant en place. Il la replaçait sur le pied pour la contrôler une dernière fois. Enfin, il ligaturait les croisements des rayons avec des nœuds de pêcheur. Une satisfaction mêlée d’anticipation de « glorious mornings » le long des routes l’accompagnait.