#été2023 #08 | un peu de tissu

Tout replié sur lui-même. Posé là comme quelqu’un qui ne peut plus aller nulle part. Morceau de tissu effiloché. A côté de la malle noire, dans le coin. Un chiffon à poussière, on dirait. Noyé dans la grande accumulation. Presque sur le tas. Il faudrait quand même faire le tri, a dit le curieux qui avait entendu parler de la collection du fond dans l’entrepôt. Ça va finir par ne plus ressembler à rien tout ça. S’il savait. Il lui suffirait de s’asseoir là, en face, sur la vieille chaise tourmentée autant que dépareillée, venue du château qu’il avait fallu vider comme désosser un corps mort. S’asseoir là, exactement et regarder. Juste faire ça. A vue d’œil, il verrait surgir une ville d’objets avec ses allées, ses empilements, ses impasses, ses étages et ses rez-de-chaussée. Il serait aimanté par le coin au bout de la diagonale. Par un quartier de vie. Par la malle noire contre le mur, au fond d’un couloir dont les murs sont montés à partir de toutes sortes d’objets disparates. Ses yeux le porteraient là, près de ce qui ressemble à un phare, en équilibre sur une table basse. Ce n’est pas un phare mais une lampe de mineur à feu nu, avec un numéro et un nom. Elle a sa place là, exactement, près de la malle. Sans parler du reste, un monde plongé dans l’attente ou dans le désordre apparent. A commencer par ce couple de faïence ébréchée, saisi dans la danse. Il est noirci, abimé mais les deux corps, torses un peu en arrière, dans le même mouvement, indiquent une direction. Ce jour-là, la rescapée est revenue. Il était tard, mais l’entrepôt était encore ouvert. L’ancien éboueur était en train de chercher une place pour le dernier apport : un livre de photos floues avec légendes illisibles, ayant pris l’eau. Quelqu’un l’avait trouvé sur un banc près du canal et le lui avait apporté. Elle a déambulé longuement entre les piles, s’arrêtant ici ou là, hésitant comme une aveugle qui longe un trottoir, précédée par le tâtonnement de la canne blanche. En voyant la malle noire, elle a eu l’air de quelqu’un qui sort de l’incertitude, a caressé le couvercle mais ce n’est pas le contenu de la malle qui l’attirait, c’est le morceau de tissu posé à côté. Elle s’est immobilisée longtemps. L’homme de l’entrepôt s’est approché : il ne voulait pas l’effrayer mais elle lui rappelait quelqu’un. Surtout elle paraissait appartenir à l’endroit, et même à l’envers du décor. Elle semblait attirée par le tissu plié mais visiblement n’osait pas le prendre. Doucement, il a parlé comme on tente d’apprivoiser un enfant sauvage au sortir d’une forêt où il est sans doute resté caché pendant très longtemps. N’ayez pas peur, il a dit, le tissu est loin d’être fragile : on peut le toucher, le déplier pour voir. Un marinier me l’a donné. A ses moments perdus, une fois amarré son bateau, il faisait de la broderie. Il avait des doigts de fée. Sa grand-mère lui avait appris petit l’art de l’aiguille, le plus souvent réservé aux femmes bien élevées, avec un soupçon de mépris. Là, c’était une transgression, dans l’autre sens. Il brodait, en partant d’un dessin, d’un rêve ou d’un cauchemar. Tout était bon pour lui : il cherchait les points les plus proches de ce qu’il voulait fixer, étoffer. Point de tige pour les lignes, point d’épine – le préféré –, tous les points isolés, comme autant d’oasis ou d’îlots sur la toile, points de remplissage avec surtout le passé plat et tout ce qui permet de festonner les bordures. Son chef-d’œuvre : un monstre, un peu comme celui du Loch Ness. Il avait réussi à le figurer au milieu de l’eau d’où il sortait, corps épais parmi le miroitement des fils. Il me l’a montré, c’était du jamais vu mais ce qu’il m’a donné, c’est autre chose. Un essai. Sur un carré. Il n’était jamais satisfait. Il y a eu beaucoup de carrés, beaucoup d’essais. Il disait qu’il voulait rendre le tremblement, le fugitif. Inscrire l’image dans la fibre-même du tissu. Ça l’obsédait. Le tremblement de l’insaisissable. Et puis, à force de s’occuper du bateau, de le bitumer, de l’amarrer, de le réparer, il a beaucoup perdu en dextérité. Un jour, il a tout arrêté. Il m’a donné son dernier essai. Celui que vous tenez à présent. Il m’a donné aussi sa boite de fils qui n’intéresse plus personne. Elle est dans la malle noire :  si vous la voulez, servez-vous. Pendant qu’il parlait encore, la rescapée a déplié le tissu d’essai. On y voyait, finement brodée, une rangée de peupliers frissonnant dans toutes les nuances de vert au bord d’un canal. Et au niveau de la ligne de fuite, on devinait une silhouette comme en surimpression, une ombre peinte à l’aiguille, un souvenir en relief peut-être.     

 

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.