Depuis la porte-fenêtre, une moquette bleu clair avance par vague dans le salon. L’humidité l’a tachée par endroit et cela forme des auréoles brunes qui dessinent des formes ovales irisées de blanc. Le centre de chaque figure est piqueté de noir. Je sais, parce qu’elles apparaissent par endroit, formant des colonnes ininterrompues et résistantes à toute tentative d’éradication, que les fourmis ont tracé sous la moquette des itinéraires qui n’ont de sens que pour elles. Où vont-elles ? J’ai tendance à appuyer sur les ondulations, mais cela ne sert qu’à en créer d’autres plus loin qui viennent s’échouer contre les pieds des fauteuils. Combien de fourmis mortes sous mes pas ? Le bleu de la moquette est moucheté, le matin, par la lumière du soleil qui traverse, lorsque la porte-fenêtre est fermée, un rideau de percale blanc ourlé d’une bande thermocollante. L’après-midi, la lumière entre par un rectangle de blocs de verre opaques dont on a percé le mur le plus long, celui qui donne sur la maison voisine. Il s’agit d’une petite ouverture qui procure à la pièce une lumière insuffisante et brouillée. Le côté opposé à la porte-fenêtre n’est éclairé que par une lumière électrique qui tombe du plafond par une applique carrée en gros verre. Un plafonnier, le nom me revient, mais je ne sais pas décrire sa forme. J’écris gros verre pour donner l’idée d’un verre dont la surface présente des aspérités en creux et en reliefs. Y passer la main serait doux sans doute. On allume au moyen d’un interrupteur agréable au toucher, et qui fait un bruit feutré, comme l’éclatement d’une bulle de savon légèrement amplifié. Dans la partie sombre de la pièce, où une table à manger paraît trop imposante, est accroché au mur un tableau brodé représentant une scène bucolique. C’est la seule décoration. On y voit un sous-bois où une jeune femme aux joues exagérément roses se balance sur une escarpolette suspendue à la branche d’un arbre. Un chien est à ses pieds. Il est campé sur ses pattes arrière et s’apprête à sauter, la langue pendante. Un panier à pique-nique est ouvert sur le sol où est étendue une nappe blanche. Tout autour du cadre, c’est la même tapisserie que dans le reste de la pièce. J’éprouve un ennui insurmontable à décrire cela. Couleur ? Gris, blanc cassé. Texture ? de légers reliefs où il me semble reconnaître des motifs floraux, comme des pétales, mais fins, très fins. Je note les marques qu’ont faites les chaises en s’écartant trop brutalement de la table. La tapisserie y fait comme un papier crépon déchiré et laisse percevoir le plâtre dessous. De l’autre côté de la table, face au tableau, deux tourterelles peintes sont posées sur un buffet moderne imitant l’acajou. La moquette ondule beaucoup à cet endroit. Il est possible de perdre l’équilibre lorsque l’on tente de s’approcher de l’objet. Coincé entre les chaises de la table à manger et le meuble, on navigue à l’estime sur un sol tumultueux, dans les profondeurs duquel, des fourmis éclatent comme des œufs de lump sous les pas. On s’abîme alors, légèrement nauséeux, dans la contemplation ennuyeuse d’un objet fabriqué en série, acheté à l’occasion d’une fête des Mères dans un magasin de déstockage à bas prix. La peinture, qui s’écaille au bout des ailes des tourterelles, change de couleurs en fonction de la chaleur ambiante. La sculpture sert de baromètre et prédit l’orage lorsque les tourterelles en plâtre virent au violet. Les deux volatiles s’apprêtent à prendre leur envol. Ils regardent vers le haut et serrent à peine la branche de cerisier en fleur sur laquelle ils se sont de toute façon trop attardés. Mais le temps vire à la pluie, ils le savent, ils attendront encore un peu. Sur le buffet, à côté des tourterelles, posée sur un napperon rond, une pendule dorée, protégée par une cloche de verre, cadeau récompensant l’abonnement à un magazine, mesure le temps au rythme de quatre sphères qui tournent tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Ces quatre sphères s’arrêtent lorsque les deux piles AA, insérées sous l’objet, cessent de produire de l’énergie. Il faut alors soulever le globe délicatement, et tenter, avec les ongles, de déloger les piles de leur écrin de plastique. L’opération est risquée. On doit s’assurer de garder l’équilibre alors même que les fourmis obstinées, totalement ignorantes de nos occupations humaines et très relativement protégées par une couche de moquette humide et mal collée, forment de dangereux courants. Afin de retrouver un peu de stabilité, le regard tente de se fixer sur la corbeille de faux fruits en plastiques qui se trouvent sous la télévision. On sait, pour y avoir mordu une fausse poire dans le passé de cette pièce, que plusieurs générations d’enfants y ont laissé l’empreinte de leurs dents de lait. Le plastique des fruits garde de petits plis blancs qui en témoignent. Il faudrait soumettre le matériau à expertise, et laisser à la science le soin d’établir les faits, pour retrouver, peut-être, les traces d’un ADN incrusté dans le fond des plis, là où même les fourmis ne s’aventurent pas. Le petit salon sombre dans l’obscurité, la moquette hoquette, c’est la tempête, le gros roulis des fourmis entêtées. Il faut partir. On saute à temps dans une sorte de rue, les pieds nus dans le ciment mouillé.
j’ai bien ri, ça a quelque chose d’un Perec dépressif. « J’éprouve un ennui insurmontable à décrire cela. », cette irruption du narrateur est un peu ressentie comme une trahison de l’exercice et cela passe bien je ne sais trop pourquoi, parce qu’on sent monter une espèce de désespoir assumé, pas trop tragique mais présent, presque confortable, c’est cocasse cette affaire
Laminé par l’ennui qu’a suscité chez moi cette consigne, j’ai eu envie de tout balancer, de suivre la première intuition venue, jusqu’au bout. J’ai écrit hargneux, qu’on en finisse !