| de ce côté-ci du monde (6)
dès le plus jeune âge, il avait eu à être devenir et rester un adulte : son père était décédé et il avait à prendre en charge le reste de la famille, sa mère ses deux sœurs et son petit frère ; il y avait bien les oncles et les tantes, il y avait bien aussi encore quelque parent mais de ce côté-là du monde, où ça ne souffrait pas d’exception, l’aîné portait la charge quand même sa mère aurait eu celle du ménage, des courses, des repas – lui avait la charge symbolique dominante, il fallait se battre pour se faire respecter et c’est ce qu’il fit à de nombreuses reprises même si, souvent, c’était au prix de blessures et même d’évanouissements – ce n’était pas la rue, pourtant, mais il devait se battre – quand la guerre se termina, il avait treize ans et partit faire ses études en Angleterre – seul – le bateau doublait Le Cap parce que le canal de Suez était impraticable, ce furent pour lui douze jours de vomissements, il aurait préféré mourir mais il survécut, ses oncles lui envoyaient de l’argent, il poursuivit, vivant chez une amie de son père, et réussit ses études, devint ingénieur ponts, mines, polytechnique quelque chose des grands travaux, il intégra une grosse entreprise, commença à gagner de l’argent qu’il envoyait à sa mère, remboursa ses oncles, rencontra une femme française et rousse qui l’aimât immédiatement, lui aussi je crois bien et pas seulement à cause de la couleur tendre ou douce de sa peau (plutôt à cause de celle, tout aussi douce, de ses sentiments), elle faisait ses études d’anglais, devint professeur – ils décidèrent, ou plutôt il décida de retourner travailler au pays, elle le suivit (c’est cette époque-là, mais déjà bien après guerre, ils firent un voyage une fois par la route, plus de six mille kilomètres (il avait un esprit d’aventure et une petite MG, aimait s’amuser bien que toujours parfaitement sérieux et décidé) (je crois bien qu’ils s’épousèrent là-bas) – elle aussi, cet esprit-là, rire s’amuser partir voir le monde – ils en revinrent, elle mit au monde un fils ce qui fit plaisir à la belle-mère, ils décidèrent de s’installer à Karachi mais là, plus rien ne se passa comme il aurait fallu, tout dérailla, la belle-mère prenait sa bru pour une bonniche par une espèce de retour des choses corrélée à ces couleurs de peau imbéciles, ce que évidemment celle-ci ne supportait pas, ça s’aggrava et ils s’en retournèrent en Europe – quand il fallut choisir, Londres ou Paris, on ne sait pas comment les choses se passent, mais quelques années ici, la naissance du deuxième enfant, une fille, la dépression je suis presque certain, et lui qui bosse par monts et vaux, ici là ailleurs, partout dans le monde sans doute, Perth, Montevideo, Le Cap qui lui fit souvenir, quelque chose de la liberté de l’homme, pas de la femme, de l’homme, pour se battre contre ces choses-là il faut d’abord commencer par les entrevoir, puis les détourer comme on fait pour des photos qu’on veut trafiquer, les isoler, les comprendre et les anéantir – tout un travail qu’il est tout à fait impossible d’effectuer solitairement – quoi qu’on puisse en dire – encore faudrait-il le vouloir je ne crois pas qu’il en ait eu quelque intention, je ne crois pas – et l’installation en France, en banlieue plus tard quelque part dans le sept huit, à l’écrire revient le souvenir de l’endroit (je n’y ai jamais mis les pieds) rue du docteur quelque chose dans le quinze – le métro aérien, La Motte-Piquet-Grenelle, le changement de Balard-Créteil à Nation-Étoile par Denfert, la boîte de la guitare doublée de faux velours rouge, les pièces, les chansons – leur fils qui fait des siennes, s’en va qui sait où, les cris probablement, les emportements, les mauvaises fois, les comptes à régler et puis le temps qui passe, les études commerciales je crois de la cadette, il y a quelque chose du rang et d’y rentrer, quelque chose de la convention et du conformisme – ce que l’aîné combattait sans doute, ce que la benjamine acceptait, peut-être – le père œuvrait à la reconstruction du port de Karachi, la mère donnait ses cours d’anglais dans tel ou tel collège du 20, des bruits de dévastation, de difficiles prises de conscience probablement, les troubles du divorce aussi sans doute, celui de la sœur de sa femme, pour la famille d’Asie je ne sais pas, parviennent des échos ici ou là, Villefranche-de-Rouergue vit l’installation de l’aîné qui aux orties avait jeté ces (ou ses) idées libertaires tout en gardant un amour franc et entier de ces musiques que son père abhorrait, les souvenirs se cachent mais ré-apparaît quand même le mariage de la jeune fille en blanc, brune teint mat yeux d’amande, la mairie rue de la Pompe, la décapotable américaine, le voile et les sourires, le riz et le marié en queue de pie, lui en costume gris pantalon noir chemise blanche, le gendre (et le genre) américain, la famille pakistanaise qui a fait le voyage – ils se réinstallèrent à Paris, dans le dix-sept (le « bon » car il en est un moins couru de la bourgeoisie, celui-là vers l’ Étoile), un grand appartement au cinquième étage, toutes les pièces donnent sur le balcon, double réception, Pierre Demours (médecin, oculiste, propriétaire), à gauche en entrant une petite porte donne sur un couloir qui permet aux domestiques de rejoindre les communs, la cuisine suffisamment grande pour y déjeuner, et puis sa maladie du cœur, la nécessité impérieuse assénée par la médecine qu’il y avait à « lever le pied » comme il disait en souriant (ce sourire pour l’évocation mécanique sans doute, mais aussi pour l’emploi de ces idiomes en français : il n’a jamais perdu ni son accent ni le goût prononcé pour les fautes de genre qui me faisaient rire (je le reprenais) et souvenir de la chanson qui disait « ne remue pas s’il te plaît le couteau dans le plaie » murmurée par la Birkin) – et ce sourire encore devant le tricolore des hibiscus de son jardin dont on a déjà parlé – pour ce cœur, le golf qu’il pratiquait à Beaugency, pour le plaisir l’avion qu’il apprenait à piloter et puis enfin, juste au début de ce siècle qui n’avait pas un an, à l’hôpital, ce virus nosocomial qui l’emporte, brutal aveugle
c’est étonnant comme il y a une accélération dans le texte, ou plutôt une amplification, les lignes simples et épurées au début, puis le décor qui va foisonner et foisonner et, à la fin, le stop, le mot aveugle