Marthe m’a laissée seule pour retourner dans le grand chalet préparer du café. Je parle presque à voix basse, timide visiteuse dans ce petit chalet qui était le bureau de Jacques et la salle de ses cours de dessins. Au dos de la boîte d’archives en carton posée sur la table, les quatre chiffres d’une année et les trois lettres d’été. Dans cette boîte comme dans les autres, des dessins, avec au dos, une date et un prénom. Trier et ne garder que ceux qui sont de John. Cette année-là, il a seize ans, ou plutôt il aura seize ans puisqu’il est né en novembre. Un dessin du mois d’août. Pas vraiment un dessin, une étude, une feuille remplie de becs avec des commencements de têtes, mais aucun oiseau dessiné en entier. Toujours le même bec, le bec du fou de Bassan. Et pour chaque dessin, une autre perspective, prise sous tous les angles, de face jusqu’au profil et même un peu au-delà. Des becs qui, pris tout seuls, sont juste dans la menace, gris acier, forme de lame d’épée, pointe aiguisée, longueur impressionnante. Des dagues. Histoires de chevaliers, de lames qui vengent et qui conquièrent, histoires de guerres, de tournois, de courage, d’honneur, de quête, de loyauté et d’amour toujours pur. Les hachures des ombres rehaussent le parallèle, la ligne noire entre les deux moitiés du bec en guise de gouttière ou bien d’arête centrale, la tête qui ferait garde où les tranchants de la lame se rejoignent et s’assemblent, l’une portant un œil bleu et l’autre le cou fragile. Et puis bien sûr la pointe, acérée et piquante faite pour fendre les airs aussi bien que la mer mais qui peut aussi bien percer la peau d’un homme qui s’approcherait du nid et du poussin unique, le poussin de l’année, fragile et si précieux que les parents ne vivent plus que pour le nourrir et le garder en vie contre les prédateurs. Sur le dessin de John, des becs et des becs, des grands et des petits, plus ou moins achevés. Et puis en bas à droite, deux oiseaux face à face, parade nuptiale, becs pointés vers le ciel, poitrine contre poitrine, ils se frottent le bec. Ils s’embrassent. Marthe revenue avec deux tasses et une bonne odeur de café, vous êtes toutes les deux, pensives penchées sur ce dessin, point de départ de la discussion qui s’élargi jusqu’aux limites du dessins, aux traits qui font le tour du bec, le définissent clairement, mais qui deviennent moins nets au passage dans les plumes, plus de contour frontière entre fond et sujet, les plumes et leur duveteux se chargent de ce travail pour donner l’impression que la tête ressort, qu’elle est vrai animal plutôt que dessin plat. Le volume qu’il a su dès ses premiers dessins, donner à ses oiseaux, c’est ça qui a toujours impressionné Jacques, c’est pour ça qu’il l’a gardé comme élève et encouragé, conseillé et aidé à continuer le dessin même après la disparation de son père, puis de sa mère. Il y a toujours eu quelque chose en plus dans ses dessins, déjà tout gamin. Je n’aime pas le mot talent, disons plutôt une motivation, une envie, un acharnement ou une ténacité. Voila c’est ça, ténacité, que les autres n’avaient pas et dans laquelle Jacques se retrouvait. Le talent, ça suppose quelque chose de presque divin, quelque chose d’extérieur qui s’impose à vous, une chose qui vient d’ailleurs. Alors que la ténacité, ça vient du dedans, je préfère ce mot là pour dire cette façon de travailler sans que ce soit un travail, d’y revenir toujours et d’y penser tout le temps, même sans crayon ni papier, mais de mâchouiller ça constamment dans un coin de sa tête. Il y avait cette ténacité chez John comme chez Jacques, le dessin retravaillé, perfectionné, jusqu’à obtenir ça, un oiseau qui sort de la feuille, qui prends vie, qu’on croirait avoir vu bouger, se déplacer, faire un clin d’œil ou un sourire, quelque chose comme ça. C’est un peu l’opposé de cette histoire du peintre chinois qui entre dans son dessin, là, c’est le dessin qui sort de la feuille, l’oiseau qui s’envole, qui se détache, qu’on pourrait caresser si on tendait la main
Très réussi, me suis régalée à te lire!
Merci ! Un très bel oiseau le fou de Bassan