Mes parents avaient laissé à ma sœur et moi, la seule chambre de l’appartement. Ils dormaient dans le salon, dans un canapé dépliable, qui restait la plupart du temps ouvert, et qu’ils recouvraient de coussins et couvertures. En cas d’anniversaire ou d’évènement spécial, on fermait le canapé, on poussait la table au centre du salon et on installait les invités sur ce qui était redevenu le canapé. On trouvait toujours ça bizarre, ma sœur et moi, de trouver des invités, le verre à la main, grignotant des pistaches, là où mon père et ma mère faisaient leurs choses. Les ressorts grinçaient dès qu’on s’y asseyait et nos postérieurs s’y enfonçaient comme si c’était un trou sans fond. Dès que les adultes avaient le dos tourné, on aimait y rebondir, ce que ma mère nous interdisait évidemment. Mais elle passait tellement de temps enfermée dans la salle de bain que cela nous laissait amplement le temps de ce qu’on appelait notre entraînement quotidien. On faisait ça le samedi, quand notre père était en tournée de jour et notre mère dans la salle de bain le loquet tiré.
Ce qui nous semblait bizarre du canapé, c’était cette fonction qu’il avait de cacher puis présenter une apparence toute autre. D’abord il recevait les invités, puis se transformait et acceuillait les conversations secrètes de mes parents. Ma mère ne s’y couchait guère, elle y était assise, appuyée sur les coussins, un livre en main mais jamais totallement abandonnée. A croire que la couche était son champ de bataille et qu’elle ne s’était pas encore rendue. La petite salle de bain atenante, doublait la surface du territoire de ma mère.
Personne ne savait ce qu’elle y faisait, elle en sortait épuisée, les yeux rouges, enveloppée par son éternelle veste de laine. Elle s’asseyait alors avec précaution et lenteur à la table de la cuisine, posait ses coudes sur la toile cirée et allumait une cigarette. La première d’une longue chaîne. Elle portait sur ses épaules une fatigue séculaire, des couches de devoirs et de remontrances, de brimades et souffrance. Le dos était brisé par le poids, les coups portés à sa mère, ses grand-mères. Elle portait à vif la trace de tous les avilissements faits aux femmes des générations antérieures. Ses yeux tombant aux extrémités traçaient pour les larmes un chemin où s’écouler, une voie naturelle dont les réservoirs paraissaient sans fin: le liquide s’en échappait comme dans un dégât des eaux, à peine perceptible au début, le flot prenait confiance et s’installait, pour couler tout seul sans qu’elle même sache ce qui avait provoqué la fuite.
Roger paraissait à son aise aux côtés de cette femme que tout le monde croyait dépressive. Comme il entrait en chacun de nous, il la comprenait sans avoir besoin d’utiliser les mots. Il s’asseyait à table et allumait une cigarette. Tous deux fumaient en silence, se servant du mégot précédant pour allumer une nouvelle clope. Ils pouvaient passer plusieurs heures ainsi, sans échanger de paroles, dans un silence somptueux fait de volutes et de gestes répétitifs. La cuisine s’embrumait et il n’était pas rare qu’un intrus entra en toussant ou se raclant la gorge. Les deux autres remarquaient à peine sa présence, chacun dans sa musique, regardant murs ou plafond en plissant les yeux. D’un soupir, on comprenait qu’elle était là pour porter le péché du monde, elle absorbait la colère des hommes et il n’était pas rare qu’elle laissât le mal s’expulser par un flot de larmes. Roger comprenait tout cela et restait à ses côtés, comme témoin et support en cas de chute.
Très beau. Ce canapé dépliable ! La salle de bain mystérieuse, ces pleurs de la mère, si pudiquement dits, puis la mère et Roger.