Un portail couleur rouille se découpe sur fond sombre.Le contraste provient de la clarté des deux morceaux du mur de part et d’autre attenant et qui borde côté route la propriété. Des tubulures des tiges métalliques recouvertes d’une couche de peinture verte pelée à de nombreux endroits. Sur celles-ci attaché par des agrafes d’un métal ductile un grillage à maillage géométrique constitué essentiellement de losanges Les anges et les losanges peut-être. Les écailles et copeaux de cette couche de peinture verte vieillie explosent au ralenti, éclatent se meuvent se relèvent mués par l’ennui ou le désir de s’essayer à la figure, virgules, vagues, flore et faune qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, convolent, conférant à l’ensemble cette harmonie subtile crée par deux couleurs sensées à l’origine s’opposer. Le rouge sombre des rouilles et le relief gris vert de l’usure.
Il s’agit d’un portail battant à deux vantaux ajourés nonobstant le maillage formé par le grillage et qui fut jadis fixé à des montants épais autant que verticaux et carrés. Dont les angles des tubes parallélépipédiques parfois furent abîmés dans leur équerrage, se trouveront désormais et soudain faussés sur plusieurs points par des chocs dont les raisons restent inconnues
Ces montants malgré l’avanie du temps qui passe toujours solidement reliés au mur par l’entremise de piliers constitués de parpaings ( sans doute du B40 15x20x50 cm retaillé à l’occasion) dont l’un d’eux ne fut jamais enduit ce qui produit sur cet ensemble une impression d’inachèvement.
Sur ce portail fermé on peut évidemment observer le cadre maintenu rigide par trois traverses sur chaque vantail.
La battue n’est plus si rectiligne qu’autrefois, on peut désormais y déceler du jeu, un écart naissant à quelques centimètres au dessus du groupe serrure et poignée et qui baille de plus en plus en s’en allant vers le sommet de la structure.
Quatre gros gonds, de ceux massifs et lourds qu’on utilisait pour les grandes portes de grange, rouillés également maintiennent de part et d’autre l’ensemble de cette structure aux supports cubiques de maintient
Au delà du portail une zone un peu moins nette un peu plus floue . L’angle d’une grande bâtisse dont on devine à la couche épaisse de vert sombre un peu luisant s’étendant sur la façade Est la présence de lierre. Si l’on tend un tant soit peu l’oreille on peut deviner la présence d’un monde invisible d’insectes grouillant dans cette masse verte épinard.
Au haut de ce monde s’affairant sans relâche, s’agrippant aux crépis et aux salpêtres avec une ténacité stupéfiante, sous les chéneaux et gouttières de zinc, espacés à intervalles réguliers, des constructions de paille de terre et de bave où nichent selon le tempo des saisons les hirondelles et leurs petits.
Sur les fils téléphoniques et électriques qui bordent ici les routes encore la partition des hirondelles était chantonnée jadis par les petits écoliers qui déboulaient du hameau plus haut.
Au pied du lierre de ses racines, des massifs floraux peuplés de chrysanthèmes à fleurs joufflues dont la dominante violacée se heurte puis s’accorde aux ocres et terres de sienne d’une allée de nature sableuse qui s’assombrit en se coulant comme l’eau sous l’ombre de grands arbres à feuilles rouges. De cette zone ombreuse surgit encore un seau vert pâle accompagné d’un modeste pelle de même valeur, des jouets d’enfant qui ont été abandonnés là comme en raison d’un départ précipité.
Un peu plus loin devant une allée d’antiques pommiers taillés en espalier et qui semblent implorer bras en l’air le ciel gris dieu sait quoi, une brouette à caisse large et profonde s’est renversée sur un côté imprimant sous elle au sol une ombre bouchée, contrastant encore substantiellement avec la douce clarté de l’allée. Plus à l’est un muret de pierres sèches surmonté par une cloison grillagée ( en losanges aussi ) sépare le jardin d’avec celui des voisins depuis le champs au Sud jusqu’à la route au Nord ce qui à vue d’œil installe une distance de 200 mètres le long de laquelle sont alignés dans l’orientation précitée : un poulailler à toit de tuiles , un hangar revêtu d’onduline , un jardin potager avec ses allées au cordeau, ses haricots tuteurés, ses choux gras fleur et pommelés , ainsi que des touffes épaisse de feuilles vert gazon abritant des courgettes vert sapin, les feuilles dentelées vert absinthe sortant de terre indiquant la présence de la carotte orange abricot aurore citrouille et les vieilles tangerine et saumon. Puis une cour ombragée par des prunus sous lesquels ont été plantées des pivoines par poignées dans une bordure de terre grasse dont les bordures sont constituées de restes de carrelage inégaux qui disparaissent sous une tonnelle de saule à l’angle nord-est.
A l’ouest on devine un autre mur plus ancien peut-être en moellons et qui se prolonge aussi jusqu’au champs, au bout de celui-ci une petite cabane autrefois lieu d’aisance détournée à l’usage du rangement du matériel de jardin. Le jardin près du mur ouest est essentiellement le lieu où jaillissent le vert prairie ou printemps ou smaragdin et perroquet des salades, oseilles, blettes, feuilles de radis, feuilles de fraises. Au centre un bassin circulaire contenant autrefois de l’eau mais désormais rempli de terre et de pensées de couleurs pastel . Sa bordure constituée d’une pierre semblable à celle des cimetières tachée de noirs sur fond clair sale s’estompe
La séparation entre le jardin au delà de l’allée de pommiers du bassin circulaire devient plus floue encore, les contrastes sont presque inexistants, on y aperçoit une rangée de clapiers à lapins entre deux vieux cerisiers et les vestiges d’un vieux mur de pierres récupérées des terres lors des travaux des champs, éboulées à divers endroits. Au delà s’étend le champs sombre et qui semble reculer lentement jusqu’au gris bleuté des collines comme pour aller s’y blottir dans l’ombre douce qu’elles dispensent au regard pour se reposer en fin de journée de l’harassante luminosité du ciel.
De la première ébauche de ce tableau la structure est bien classique avec son découpage en trois plans, et tout vient d’un point de vue de cyclope qui ne bougerait pas de l’endroit où il se tient pour voir. C’est ainsi que l’on apprend à voir sur les bancs de l’école à cette époque comme on apprend à se raconter à soi-même des histoires. C’est comme cela qu’est la réalité qu’on nous dit, à partir d’un point de vue, d’un sujet.
En 1964 il les voit débarquer de la ville. Il a 80 ans, il vit là depuis 50 ans, c’est lui qui a fait poser le portail, c’est lui qui a creusé le bassin circulaire. C’est lui qui durant des années s’est enfoncé la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins. C’est lui qui a crée le poulailler, le hangar, la cloison de grillage dans laquelle il a bien voulu concéder mais des années seulement après qu’on y installe une porte afin de ne pas avoir pour la voisine à faire tout le tour pour lui servir la soupe et faire un brin de ménage. Ils arrivent au crépuscule à la fin de l’été 1964, son petit fils sa brue, et le petit. Il écarte le rideau de la salle à manger et regarde au delà du mur la route, quelques hirondelles sont déjà posées sur les fils télégraphiques, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du père Bory en face a les volets fermés depuis déjà plusieurs jours. Depuis qu’il est devenu veuf en juillet il ne l’a plus revu. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas là. Lui-même avait fait la même chose des années plus tôt à la disparition de son épouse. Il avait fermé tous les volets de la maison et s’était tenu reclus dans sa cuisine à lire le dictionnaire. Dans les moments de solitude, de grande douleur, dans la guerre comme dans la paix, l’homme n’a jamais d’autre recours valable que celui de revisiter les mots. On disait de lui qu’il connaissait son dictionnaire par cœur ce qui est bien sur une ineptie. Plus il lit le gros livre plus il s’aperçoit qu’il ne sait rien.
Une portière s’ouvre et il voit une grande femme admirable s’extraire du véhicule, elle est vêtue à la mode du jour comme une de ces vedettes américaines qu’on voit dans les magazines. Son petit-fils quant à lui a encore grossit et il a perdu tous ses cheveux lui qui avait une charmante toison bouclée sur la photographie accrochée au mur de la salle à manger.
Le petit marche à peine, un petit blondinet joufflu déjà, une allure timide et gauche. Qu’est ce que tout ça va bien pouvoir donner pense t’il. Puis il referme le rideau, enfile ses sabots et s’en va dans l’allée à leur rencontre.
Ils vivent désormais là depuis quelques mois à peine, à l’étage de la maison. Ils viennent de se quereller pour une affaire de douche. Eux veulent faire construire une colonne sanitaire sur la façade sud de la maison, ils lui ont montré le plan. Une salle de bain au rez de chaussée pour lui et une à l’étage pour eux. Avec une pièce réservée pour chaque étage aux toilettes. Tout ça l’agace. Tout ce changement. Mais il ne dit rien il laisse faire. On ne peut pas aller contre le progrès il le sait. Il a déjà vu ce que ça donnait.
Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir. Elle doit être dérangée. Ils se querellent gentiment sur le perron du rez de chaussée à ce propos.— “ Vous allez en faire une fillette si vous le laver tout le temps il dit”
Puis aussitôt il regrette un peu sa pique, ce n’est pas bien digne de lui. Il se tait. A partir de ce jour il décide de se taire vraiment, ce n’est pas une posture hostile, il sait qu’il ne peut rien contre le changement. Contre le progrès. Il le sait depuis longtemps mais gràce à cette petite altercation il en a pu extraire comme une pratique, l’expérience. Et rien ne vaut l’expérience.
La maison est désormais animée. Le gamin joue dans la cour et explore le jardin. Quand il l’observe il s’appuie sur sa propre expérience des hommes. Il a été instituteur soldat et secrétaire de mairie. Presque aussitôt qu’elle surgit il détecte la sournoiserie et à sa suite le mensonge. Le gamin est déjà atteint par la lèpre qui envahit le monde entier, le monde du commerce et des affaires. Alors il chante il n’a trouvé que ça pour faire passer le message
“Menteur voleur picoteur les grenouilles te trouveront
Menteur voleur picoteur, les crapauds te mangeront”
Des cinq années que l’enfant passe dans la maison il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie. Et pourtant des années après lorsqu’il examinera calmement sa vie ici il aura bien du mal à y trouver ce qui peut provoquer toute cette nostalgie. Ici que du malheur de la tristesse des humiliations des coups de la violence à l’état brut animal qu’il confondra longtemps avec la rudesse de la vie des gens d’ici , le monde paysan, contrastant avec la douceur des courbes des collines, l’apaisement des sous-bois et l’écoulement indolent du Cher. Découverte d’un paradoxe, sans doute la nostalgie de cette unique joie de découvrir la nature des paradoxes.
Il sont venus en pèlerinage une fois encore. Tout en sachant le résultat d’avance. Il a rétrogradé depuis le sommet de la route en arrivant d’Hérisson pour savourer si possible au mieux son arrivée dans le quartier de La Grave. Il s’imagine qu’en roulant doucement presque au pas il s’enfoncera mieux dans la sensation qu’impose encore cette nostalgie, afin de mieux en comprendre les rouages, et la maison soudain apparaît comme un spectre/ Comme un squelette. Quelque chose de dévitalisé. Il y a une femme qui entre par le portail. Il voudrait enclencher la seconde et ne pas s’arrêter continuer mais son épouse dit
— Arrête toi on va demander à la dame.
C’est elle qui parle lui n’y parvient pas. Il est redevenu le gamin sournois et timide.
— Mon mari habitait là on se demandait si on pouvait faire quelques photos
La femme nous regarde comme si nous étions des ennemis. Ce même regard il s’en souvient qu’on portait sur lui autrefois à l’école les premières fois qu’il a pénétré dans la cour d’école.
Puis elle l’a toisé de bas en haut et elle a dit
Votre père n’était pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir à l’achat de la maison chez le notaire
Enfin un homme est arrivé en vélo il avait l’air encore plus mauvais que la femme comme s’il avait su tout de suite qui nous étions.
Il a fait une croix sur la visite aussitôt en se disant qu’il était bien assez déçu pour ce coup là encore.
Il a imaginé la scène chez le notaire. Son vieux et ces deux là en train de signer chez le notaire. Bon dieu comme ça devait bien lui plaire. Des sales cons pareil. Pour une fois il était bien d’accord avec lui et rien que pour ça sans doute ce pèlerinage n’était pas tout à fait vain.
En roulant il se demande comment rendre compte de tout ça encore, comme si tout n’était pas encore complètement épuisé comme si le tableau manquait de peps, de tenue, et en fait d’intérêt tout simplement. Avant de tourner sur la route d’Epineuil pour se rendre au cimetière il se tourne vers son épouse et dit — » et voilà le tableau, je t’avais bien dit que c’était inutile d’y aller ».
— Evidemment soupire t’elle tout est de ma faute comme d’habitude.
Ils se regardent un instant ils vont dire quelque chose, et c’est là qu’un fou rire les surprend. Juste avant de se garer devant le mur du cimetière.