Dans le même espace-temps disons, il y avait une femme (appelons-là D. par convention) (pour fixer les idées) qui elle aussi avait quatre enfants (comme si les idées pouvaient se fixer). Sûrement contemporaines. D. et elle ne se connaissaient pas, mais l’une comme l’autre étaient ce qu’on appelle femme au foyer. Il ne s’agit pas d’une profession, puisque l’activité n’est pas rémunérée. Un état, un statut, un travail peut être, une charge en échange de laquelle on est nourrie, logée, blanchie, soignée, considérée et employée (et aussi aimée) : ce temps-là est offert, on éduque les enfants, on les nourrit et les soigne. Et les protège. Dans le meilleur des cas. Le plus souvent. On tient propre la maison, le ménage, les habits, les emplois du temps. Le chef de famille, lui, rapporte au foyer (ce n’est pas un chef de foyer, ça ne se dit pas mais ce sont des faits) le fruit de son travail exercé dans sa profession (une somme d’argent qu’on dépose sur un compte en banque – obligatoire – dont on se sert pour l’entretien de ladite famille-foyer-maison) (à cette époque-là – ce n’est pas si loin – D. devait , sur les chèques avant sa propre signature à cet endroit-là, porter la mention « pp » – par procuration – parce que, de chéquier, elle n’avait pas le droit d’en posséder à son nom) (son nom, d’ailleurs, était celui de son époux-mari point barre). Quand même ces choses changeraient, D. (et elle) s’en acquittent avec discernement et légitimité. Ce n’est pas tant qu’elles aiment ce qu’on peut appeler travail, mais elles s’y prêtent. Il y a dans le travail professionnel, qui lui aussi s’exerce sous contrat, un lien, la subordination, qui n’existe pas dans le leur : au travail professionnel (qu’on pourrait opposer au domestique), les ordres donnés par la hiérarchie (supérieure) sont énoncés pour être suivis, il s’ensuit la réalisation de ce travail dans les conditions et les possibilités requises. Le lien qui unit celui que ces deux femmes, mères de quatre enfants, exercent se nomme mariage : il est contracté donc (c’est un contrat) par deux êtres (le plus souvent de sexe différent – alors toujours) qui se doivent fidélité et assistance (pour le meilleur et pour le pire) (ce que ça semble désuet). Des ordres suivis d’effets, lesquels peuvent (sinon doivent) être suivis, évalués, discutés, réorientés, repris, redemandés réordonnés. D. emmenait ses enfants dans la maison du bord de mer, trois filles et le petit dernier; celui-ci portait le même prénom que le fils de L. mort dans l’accident de septembre soixante-dix sept, elle arrêtait la voiture devant cette boulangerie-ci, du côté de Rue ou plus loin sur le chemin du retour je crois bien, et on achetait des flans. Aux pruneaux, parfois. On les mangeait en allant : il était cinq heures du soir, on en avait encore pour une heure et demie, on serait à la maison une heure avant le souper, ce qui laissait le temps de le préparer. D. était d’une autre classe qu’elle, mais toutes les deux s’accommodaient de leur situation – la « situation » est un terme enviable qu’on adoptait alors pour savoir si celui qui voulait épouser celle-ci ou celle-là en disposait d’une suffisamment favorable pour donner au ménage une aise supposée avantageuse et à l’épousée et à leur progéniture. D. avait épousé un fringant jeune homme, petit mais blond et vif, chef d’entreprise ça ne se disait pas, industriel était plus au goût de ces jours-là, plus adapté. Il dirigeait une usine, laquelle fabriquait des chaussettes. Une trentaine de salariés (ça ne me dit rien, ce mot « salariés » : il doit être venu plus tard aussi), il exerçait sur eux (ses employés), et puis ensuite sur elles (la profession a évolué et les femmes s’y sont mises), un pouvoir sans le moindre partage, ainsi qu’il en usait dans son foyer, sa famille, sa maison. Au vrai il en avait plusieurs, de maisons : celle de Moreuil, plus celle de Fort-Mahon, plus celle de la campagne où le type aimait chasser. J’aime bien penser pourtant que la maison de Moreuil fut celle qu’avait, en dot, apportée D. J’aime me souvenir de la manière dont elle le rabrouait, quand se croyant encore à son usine, il ordonnait en rentrant vers huit heures après avoir été dieu savait bien où, il ordonnait du haut de son mètre soixante-cinq qu’on lui serve quelque chose. « Fais-le toi-même » laissait-elle tomber. Sans hausser le ton. Les enfants n’étaient pas là, ils jouaient dans leurs chambres, et lui se servait son whisky, dans son verre particulier, bougonnait un peu, allait à la cuisine chercher des glaçons sans lui dire un mot – elle était là à préparer la salade – et s’asseyait dans son fauteuil pour le déguster (son breuvage, pas son siège). Il était huit heures du soir, les informations geignaient à la télé, et bientôt on allait manger le hachis parmentier. Il était rare qu’il vînt avec eux au bord de la mer, il restait à son usine le plus souvent, sauf durant le mois d’août que tout ce petit monde passait sur le front de mer : à marée basse, on pêchait des crevettes qu’on faisait frire dans une grande poêle au sous-sol, on saupoudrait ça de farine quelques gouttes de citron (pas trop surtout) et on les apportait ensuite dans un plat sur la terrasse, on entendait des chansons de Richard Antony ou Dalida qui sortaient de la radio dans le salon (on ne déménageait pas la télé), on pouvait s’amuser si l’humeur y était à quelque jeu de société (comme on dit) mais le plus souvent, il y avait forte une tension. D. ne souriait jamais, sauf aux bêtises des enfants. Son mari non plus, mais haussait le ton à ces mêmes bêtises. En vérité, la pêche aux crevettes représentait pour lui l’un des summums de l’ennui – il était chasseur (on dirait aujourd’hui qu’il avait toutes les tares : c’est cela, sauf qu’il avait en horreur ce qu’on nommait alors les vices : le jeu, les cartes, la luxure ou la gourmandise, et s’il buvait le soir (un verre et un seul) il détestait les cigarettes). D’ailleurs (ou justement) D. ne fumait pas, n’aimait pas les jeux, ne buvait pas d’alcool, fort ou pas. Elle en détestait même l’odeur. Elle aimait manger et cuisiner, et elle n’était pas du genre à prendre une bonne (on ne disait pas femme de ménage, et encore moins technicienne de surface ou autre saloperie édulcorante et hypocrite dont notre monde contemporain adore l’usage) (on disait peut-être un peu domestique). Non qu’elle ne pût se l’offrir, car supérieurement riche financièrement : en tout cas, à son mari puisque (je ne l’ai appris que plus tard) l’usine lui appartenait, ainsi que la maison de plage, et aussi la propriété non loin de la ville : il y avait là un étang immense où son père avait fait installer une hutte et où il chassait le canard. C’est là-dessus que lorsque on venait lui demander la main de sa fille aînée il statuait. Si le type chassait, ça pouvait aller plus loin. Sinon, c’était non, point barre. Et lorsque il arriva pour faire sa demande, le père de D. s’enquit de savoir si : l’autre alors fut trop content de parler de ce passe-temps qu’il avait, les canards, le matin tôt, les cris, celui des colverts entre tous reconnaissable, et les pâtés qu’on en faisait chez lui (pas lui (c’eût été s’abaisser), non, sa mère), et de vanter les mérites de son chien et de son fusil à deux coups, manufacturé à Saint-Étienne, de ses appeaux qu’il peignait lui-même ou qu’il façonnait dans des coupes de roseaux, l’affaire était faite. D. avait consenti : il l’amusait un peu, alors. Il n’était pas drôle, cependant, et n’aimait pas danser, à son contraire, elle en fut très déçue mais n’en dit rien. Elle et lui firent leurs quatre enfants d’affilée, comme on renseigne un questionnaire où les réponses sont déjà toutes pensées pour vous. Avec les années, elle était devenue assez imposante, elle riait parfois avec ses enfants, mais ne supportait plus le ton d’adjudant de celui qui, de fait, était son employé : les funérailles du père étaient passées, on avait été voir le notaire, il n’était pas question de changer quelque clause que ce soit au mariage, même si, aux dernières nouvelles, il faudrait bientôt vendre l’entreprise qui périclitait un peu. D. héritait de quatre-vingt pour cent, sa sœur des vingt autres. Son mari gérait (ça ne se disait pas sur le mode ni le sens que ça a pris plus tard). Il avait un associé (qui était aussi le beau-frère de D.). La confiance que D. témoignait à ce type maigre et froid était inversement proportionnelle à l’amour qu’elle avait pour sa sœur (appelons-la O. si vous voulez bien – elle apparaît ici mais ce n’est qu’une ombre). Le mari de D. s’amusait beaucoup avec son beau-frère, très souvent, parce que ce type, froid maigre et cynique disposait du même humour que lui : une espèce de mixte malodorant entre le salace et le puéril – et lui aussi (fatalement) aimait la chasse à la hutte. Ils s’y retrouvaient pour flatuler de concert. Et en rire. Les enfants avaient pris l’habitude de surnommer cet oncle « tonton chaussettes » parce qu’ils avaient appris, on ne sait trop de qui ni d’où, que ce type avait réussi le prodige de faire en sorte que les fils de ses productions se désagrègent (notamment aux bouts des orteils (particulièrement le plus gros) et aux talons) après un usage limité au plus juste (trois ou quatre ports et le truc, à la faveur de la sueur, se décompose). Cette histoire avait eu le vent en poupe durant les années soixante et soixante-dix, quand l’heure n’était pas vraiment aux économies – les affaires périclitèrent au premier choc pétrolier, s’amplifièrent au deuxième et s’abîmèrent avec la venue de la gauche au pouvoir. On vendit. Un peu avant et plutôt très bien. D. garda confiance en son mari, c’était un couple créé dans une optique parfaitement budgétaire et profitable – il n’y a pas d’amour heureux – on nomme ça un mariage de raison – et leurs enfants avaient grandi, s’étaient plus ou moins intégrés. Le cadet reprit la boutique de l’oncle chaussette (de laquelle son père avait été le gérant des dizaines d’années avant de prendre une retraite assez tardive et semble-t-il méritée, deux ans à peine avant un infarctus qui l’emporta brutalement), la transforma tout en apprenant à piloter un Cesna ou quelque chose d’approchant, dans lequel il perdit la vie, un jour de brouillard où le contrôle lui en échappa et qui le précipita sur un camion-remorque transportant des hydrocarbures, sur l’autoroute du Nord. Il avait mis au monde trois enfants : D. s’en occupa avec sa bru jusque cette nuit, elle avait quatre-vingt-douze ans, où, en rêve la nuit, lui apparut son fils qui lui souriait tout en lui tendant la main : elle la prit.
| de ce côté-ci du monde (2)
aucune idée de son prénom, ou alors Pierrette ? (ne l’appelons plus D.) celle qui achetait des flans à ses enfants sur le chemin du retour – de l’écrire, oui, peut-être la reconnaîtriez-vous en la croisant – mais elles ne se connaissaient pas, de même qu’elle ne connaissait pas Odette (sa sœur portait ce même prénom – une de ses sœurs) qui vivait dans cette même ville, Odette dans le même espace-temps, qui vivait en face du garage Ford tenu par un type qui avait des enfants dans les mêmes classes que les siens, ceux de la bonne bourgeoisie (pas les siens, non) qui allait aux concerts de musique classique à la maison de la culture, inaugurée en grandes pompes par le Malraux d’alors , celui du « entre ici Jean Moulin, avec ton terrible cortège »
cette Odette-là
elle avait fait trois enfants avec un cheminot, pas un roulant, bizarre cette idée de l’orpheline qui s’attache à elle, ou alors simplement seulement une vieille tante dans les Ardennes, une petit bonne femme énergique, aux cheveux bouclés sans doute bigoudis, amusante et amusée, son homme était une baraque, cent kilos son mètre quatre-vingt, et voilà qu’à eux deux, ils avaient retapé la maison, aménagé les combles et greniers, en faisant des chambres pour les garçons (deux), au deuxième, celle de la fille qui était l’aînée et la leur au premier, la salle d’eau qu’ils avaient inventée derrière la cuisine, au rez-de-chaussée et puis les chamailleries, il y avait cette idée de venir manger à l’heure, elle les appelait du bas de l’escalier et s’ils étaient en retard, on servait le tout dans l’assiette et il n’était pas question de ne pas finir – une espèce de charme, une sorcellerie un agissement à même de leur faire comprendre une sorte de respect militaire – une domination un esclavage, une éducation ? – et rapidement parce que telles étaient leurs conditions, les enfants s’en allèrent, l’aînée n’aimait pas l’école, le deuxième encore moins peut-être, le dernier encore assez, et puis leur premier fils vrilla – prétendit prendre sa part d’héritage avant le temps obligé ou nécessaire qui pourrait le dire ? alors que faire ? ils la lui donnèrent, et le pauvre homme alla s’abîmer dans l’achat d’un commerce dans l’est, puis encore à Charleville-Mézières ou quelque chose, buraliste, fit faillite puis se supprima d’alcool ou d’autres choses en laissant deux mômes en bas âge à son épouse – la fille, l’aînée était partie depuis longtemps, mariée bientôt divorcée, le cadet à Lyon faisait des études d’ingénieur, et elle, leur mère, tenait encore la maison, ils hébergèrent le père, un vieillard qui avait fait les deux guerres, sourd comme un pot qui n’ouvrait son sonotone que parcimonieusement, il descendait la rue tous les jours à la même heure, allait s’asseoir sur un banc, toujours le même, aux abords des jardins du cirque, puis il devint sénile, insupportable il l’était déjà, on l’interna dans l’établissement qui jouxtait la prison où on mettait encore à mort ceux (moins celles) qu’on avait décrété le mériter – il y mourut et c’est alors qu’ils vendirent la maison en face du garage pour en acheter une autre, à une vingtaine de kilomètres au nord de la ville, ce fut le moment de la retraite du vieux père, toujours gaillard, toujours en forme, et elle qui le suivait, toujours souriante toujours heureuse, ce petit bout de femme qui, elle, avait lâché le travail avant la retraite, ce travail qu’elle avait pris quand les enfants étaient partis, Papillons Blancs ou quelque chose Lino Ventura je ne sais plus bien, avec son mari à retaper cette vieille longère mais l’âge venait, c’est de récupérer qui est difficile, on fit faire quelques travaux de force, on décora, repeignit, bricola et embellit et elle riait toujours un peu, sa fille lui téléphonait de temps à autre mais vivait sa vie, au loin, en banlieue de la capitale, le cadet venait les voir, rarement, il était occupé et avait jeté ses études physique-chimie qui n’avaient pas encore accaparé l’électronique (mais ça viendrait vite, comme l’informatique et le reste du progrès) aux orties pour s’emparer d’autres, à la télévision – et puis comme le temps passait encore, ce couple de vieilles personnes décida d’une installation dans le sud du pays, et on vendit à nouveau – « la culbute » disait en riant le vieil homme – parce qu’à présent, il était vieux, à quel âge cela commence-t-il on ne sait pas mais on sait quand c’est arrivé – ces choses-là sont dans la tête – et elles n’en bougent que si on le désire – il acheta un petit bateau, un grand appartement sur les hauteurs d’une des collines, elle y vécut je crois assez heureuse, au loin s’étendait la mer, dans le ciel assez toujours et fréquemment bleu luisait un généreux astre mais le soleil ne lui disait rien, elle portait un chapeau et des chemisiers à manches longues, allait en ville en autobus, y faisait quelques courses, pour les grosses ils y allaient en voiture, quelque part – quelquefois la visite des amis qu’ils avaient gardés, plutôt en été, et puis celle des petits enfants parfois – peu, peu parce que la bru qui ne l’était plus parce que veuve s’était remariée, ses deux enfants grandirent, on ne les vit plus, ou peu et de loin en loin, au tournant du siècle cela se précipita et le vieil homme s’en alla – ils s’aimaient toujours, c’est une histoire dans ce genre, ces deux-là,
toute la vie Suzy la mer bleue les palaces toute la vie (non, les palaces, non, ce n’était pas leur genre)
elle le pleura quelques années puis sa vue d’abord puis ses forces ensuite et enfin son désir la quittèrent – j’ai l’impression qu’elle n’en fut pas étonnée ni ennuyée – c’est près de lui qu’elle repose, espérons que leurs âmes se soient retrouvées, un cimetière ordinaire dont le poète disait qu’il ne lui était pas assez marin
| de ce côté-ci du monde (3)
Je ne suis pas certain, mais il me semble que c’était une Lancia – beige – il nous emmenait ce soir-là manger des grillades de poissons sur le front de mer, à Nettuno – je ne suis pas certain d’en avoir toujours ou jamais eu peur – un oncle, appelons-le F. pour fixer les idées – il était né en Tripolitaine (si ça se trouve, à ce moment-là elle était italienne – ce sont des moments hors du temps – il semble qu’elle le fut de mille neuf cent onze jusqu’en quarante-trois) (en histoire, je n’ai que des lacunes) dans ces mêmes années dix ou vingt comme ça, par là – un siècle – brun, pas très grand, plus ou moins élégant, agriculteur chef d’entreprise vignes et oliviers – son père exerçait la profession d’industriel (ça se disait alors, comme une espèce de haut du panier de la sphère du privé – il y avait une dignité, alors, à exercer son (ou ses) talent(s) pour le compte de l’État, on était fonctionnaire par vocation, sacerdoce ou opinion politique – ce n’est pas pour autant qu’on fût de gauche en étant dans le privé, j’aime cette image du monde d’alors (parce que j’aime les illusions) – dans les savons je crois bien – je ne sais plus, sept heures et demie du soir, la route va vers la mer et le soleil qui se couche, F. est au volant, à sa droite sa femme (elle appelait un de ses neveux « Pierre le Grand » en souvenir du tsar, mémoire et hommage et regrets), elle lui indique une ou deux fois la route, le geste plus la parole et ça a la faveur et le don de l’agacer – il ne gronde pas – deux à l’arrière, le neveu et son ami d’alors, ils viennent de parcourir quelques centaines de kilomètres, en deux-chevaux – dans la voiture qui suit, une Fiat je crois bien, le frère du neveu et sa femme d’alors – sa compagne, son amie, pas son épouse – le repas le soir, la nuit, le bruit des vagues, l’odeur de l’iode, les vagues doucement, la chaleur de la nuit d’été – dominant les flots, les lumières au loin, le vent léger et les soles qui suivent les spaghettis aux vongoles, puis une pêche qu’il pèle couteau/fourchette comme il se doit – entre F. et celui qui vit à ce moment-là sur la place, toujours cet antagonisme, cette rivalité ce concours cette compétition, qui s’incarnent dans les usages, les métiers et les univers, l’agriculture ou les affaires, la production de biens ou leur commerce, mais la même élégance, le même éclat bourgeois, une espèce de distinction dont les reflets s’incarnent dans les vêtements, les parfums et les bijoux, les montres, les alliances d’or rose, et plus loin, les autos les résidences – il se peut que juste après guerre, l’un ait emprunté de l’argent à l’autre et que de là naquît cette animosité, ce n’était pas haine mais ça la tutoyait – l’autre a-t-il jamais revu le prêt qu’il fît ? après guerre, les choses tournèrent plutôt bien, puis, après cette affaire de quarteron de généraux à la retraite nettement moins – l’oncle de la place s’était installé en Suisse et celui-ci vint en Italie – l’un fit faillite une fois puis deux, l’autre continua sa course – et ce soir-là, voilà cinquante ans juste tout juste à présent, maintenant (s’ils’agissait du jour pour ce même jour, cinquante ans plus tard, je n’en serais pas tellement étonné) ce soir-là, sur la route du retour, il fait nuit, elle, son épouse, lui indique une fois de plus et de trop le chemin qu’il faut suivre, il freine arrête la voiture
descends
va derrière
le neveu vint à l’avant prendre la place de sa tante laquelle prit la sienne
ce genre de type qui faisait du vin, qui en vendait, qui aimait Dante et son enfer, qui sortait vêtu comme une espèce de prince, descendait au Gritti à Venise (les cocktails Bellini au Harry’s bar), au Plaza à Paris, avec son épouse vison or perles tout le kit – Milan la Scala en 55, Maria mise en scène par Visconti, elle aussi, il faudrait en parler un peu, quand son mari à gauche passe l’arme, elle part s’installer dans une résidence pour gens fortunés, via del Corso ou del Babuino, oui c’est à Rome non pourtant, où était-ce, au 22 bis, enfin par là, millionnaire mangeant des pâtes sans beurre parce que
c’est aussi bon
via Ripetta c’est ça (il faut dire que les Italiens et le beurre sont assez dissemblables)
les repas dans la salle à manger qui jouxtait le grand salon blanc, le grand miroir vénitien concave en soleil d’or au dessus des canapés blancs, la « propriété » au pied du Bou Kornine (mont ou djebel comme tu veux), à laquelle on accédait par une allée bordée d’une centaine de tilleuls, cette odeur à l’automne, les lumières et les senteurs du moût de raisin, âcres sucrées légèrement pourries, les aboiements du chien berger allemand, Dick – et les sarcasmes, les sourires entendus, quelque chose dans l’air sans transparence
lorsqu’il mourut, emporté par un cancer du colon, vers la fin des années soixante-dix, et elle seule, les bijoux, les visons, les perles à quoi bon ? elle descendait toujours au Plaza, appelait sa sœur
viens on prendra un americano
et lui laissait payer l’addition – désespérément seule je suppose, sans enfant parce que ça n’avait pas pu se faire – jamais – seule et son
vous n’aurez rien
sur le petit bout de papier, dans le coffre de la banque – cette sensation de l’enfance où elle riait, lui avec son petit sourire au dessus de son foulard de soie chatoyante aux couleurs chaudes, ses cheveux peignés noirs sans brillantine et bien sûr, jamais la moindre cigarette (trop vulgaire)
« Elle et lui firent leurs quatre enfants d’affilée, comme on renseigne un questionnaire » (wouah ! cette phrase) (et tout, les crevettes, le cesna, l’autoroute et la fin, comme un conte et légende, comme au cinéma, comme la vie) c’est beau.
merci à toi Christine
Impression de lire un plaidoyer pour le célibat. Très réussi ou involontaire. En tout cas , c’est d’un sinistre abyssal cette vie familiale triste et clivée entre les sexes.Chacun.e à sa place et les palombes seront bien assassinées. La chute est une belle évasion… Presque 100 pour elle pour la quille… boudiou !!!
ah ? c’est plus (il me semble) une charge contre le patriarcat, ou ce qu’il conçoit du contrat – (ce « côté-ci du monde » avait la prétention de regarder un peu le système (capitaliste) qui nous enferme – enfin merci de ta lecture (tu ne serais pas célibataire, toi, par hasard ? :°)) (cette vie-là, d’ailleurs, n’était pas si triste)
Ben non ! Bien mariée, très indépendante et ayant teminé l’accompagnement de plusieurs enfants à l’âge adulte. Tu es tombé sur une féministe qui donne dans le rétroactif; et lorsqu’on me décrit ces shémas familaux vernissés sur les parquets cirés d’une époque pas si ancienne que cela, mon sang ne fait qu’un tour. Je détecte le piège , qui d’ailleurs est des deux côtés. Restons vigilant.e.s , comme les trains une aliénation peut en cacher une autre.
Quel portrait Piero, à la fois si vrai d’une époque, si triste, si pragmatique mais un texte tellement bien ciselé dont j’ai aimé l’écriture et la finesse des détails. Il est vrai que les gens peuvent être comme cela enfin j’espère un peu moins de nos jours mais il y a d’autres formes qui peuvent être similaires, j’ai beaucoup aimé ta phrase de fin, mais c’est mon côté romantique peut-être. Merci pour cette lecture. Bonne nuit.
Oui, un contrat qui pétrit la vie. Tu dis que cette vie n’était pas si triste, si elle l’avait été, le contrat n’aurait pas pu bien prospérer. Trop bien, Piero ! Merci !
« il y avait forte une tension. » (une erreur s’est glissée ou je ne sais pas lire? pour l’essentiel, j’adore que soit posé ainsi, cliniquement les arrangements conjugaux d’une époque. on oublie si vite ( et qu’il fallait demander au mari l’autorisation d’aller bosser ailleurs) et puis ces changements de vocables qui ne cèdent qu’à l’hypocrisie. Et tout cela nous cueille à la fin dans ce rêve tendre
ce descriptif glaçant de ce que tu appelles la « situation » et tout ce qui se cache derrière chaque mot en fonction de l’époque (par exemple mariage de raison! ! ah ah)
heureusement j’adore les flans et j’ai adoré la pêche aux crevettes (il n’en a plus guère sur nos rivages, je veux dire suffisamment grosses pour être pêchées et mangées…)
enfin tout se met en place quand l’étang apparaît, et là ton rythme qui nous mène…
@Françoise, Catherine, Helena, Clarence :merci de vos lectures et appréciations…
le chéquier… me souviens du triomphe de ma mère quand elle en eut un à son nom (même si chéquier au nom ou non c’est elle qui gérait les dépenses familiales) pour les enfants elles s’en faisaient une parure (ou les aimaient simplement pour eux) et les imposaient parfois
pour la maison à tenir il y avait des femmes pour cela, restait le devoir de recevoir
@Brigitte Celerier : les classes diverses de ces moments-là…merci à vous de partager ces souvenirs
je réalise que j’ai toujours les références du monde d’alors et les désignations mais avec un regard qui a changé (d’où ds problèmes de compréhension avec ceux qui ont langage nouveau mais regard d’alors et j’en connais pas mal), et que je commence par avoir sympathie par ceux dont parlez et puis brusquement faire rétablissement…
Mais on ne peut voir qu’avec nos yeux et parler qu’avec nos mots… Merci à vous Brigitte
Cette critique un peu glacée (glaçante) et ironique d’un monde capitalisto-patriarcal me fait parfois voyager dans du pasolini (Affabulazione) ou dans du Elfred Jelinek. L’usage de la parenthèse réccurente voire obsessionnelle pour entre autre introduire la voix de l’auteur amène une sorte de musicalité ou rythmique que j’adore. Mais aussi une forme d’ironie que déplace sans cesse le point de vue. Texte magnifique. Le roman sort quand ?
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