de ce côté-ci du monde (6) | des trois frères, les deux autres
Avant de parler de l’aîné, dire qu’ils étaient trois frères, et que de leur père je ne sais rien de plus que l’existence de son frère (jamais je ne l’ai vu) – et aussi qu’on l’a pris un jour de quarante-trois, on l’a envoyé en métropole (son fils aîné s’engage à ce moment-là), on l’a semble-t-il peut-être jugé puis emprisonné puis remis en liberté – cette affaire est trouble et marque par son caractère les générations suivantes – puis repris : dans le roman, il se trouve que, toujours en métropole, il veut, en janvier quarante-quatre aller retrouver des amis et manger un couscous à Aubervilliers ; là, une descente de la milice, il est pris, repris donc, envoyé à Drancy, convoi soixante-sept : il meurt le 8 février 44, sur la rampe, dit-on, en arrivant. Rien d’autre, c’est déjà trop. Beaucoup lui est épargné je le sais le crains, le suppose, le crois. L’aîné de ses trois fils s’engage donc avant ses vingt ans, ce sont ces trois personnes-là, ces trois frères. Ce qui se tisse avec ce qui déjà les lie. Les deux autres sont trop jeunes pour participer à cette campagne, et la guerre s’en va de chez eux rapidement. Les puissances de l’axe. Les alliés. Bir Hakeim*, El Alamein, Midway, Guadalcanal. Cet espace et ce temps-là. Et puis que dire de leur existence ? Mais peu sinon que le cadet était blond aux yeux bleus (ces caractères récessifs sont plutôt à classer dans une autre catégorie que celle regroupant les sémites – ces choses chromosomiques nous sont encore indécelables – et ces catégories obscènes), ses deux frères avaient le cheveu noir foncé, leurs yeux étaient marron, il en était aussi ainsi de leurs peaux lorsqu’ils la présentaient au soleil. Dans ces années-là et ces groupes, le divorce a quelque chose d’infamant, d’un peu honteux mais le frère du milieu y sacrifie cependant – il avait épousé une cousine de l’épouse du frère aîné mais, apparemment, ça n’avait pas marché. Elle, celle qui maria l’aîné (lui comme elle eurent de la chance de se trouver), était restée amie avec sa cousine ainsi qu’avec la deuxième épouse. Il en était de même avec les épouses de ses frères à elle – sans doute avait-elle un caractère facile et gai, mais nous qui la connaissions bien savions cependant ses colères rares mais très orageuses, ses cris parfois, ses gros mots comme on disait (on se faisait alors petits et on attendait que ça se calme – ces (ou ses) sautes d’humeur ou emportements cependant, je ne m’en souviens pas tant qu’elle ne fut pas veuve (ce temps correspond à celui qu’elle vécut dans cette ville et ce quartier) sinon une seule dans un moment où son fils aîné (qui devait alors avoir atteint les quinze ou seize ans) rentré vers les quatre heures du matin sans préalablement l’avoir prévenue (qui sait si elle ou lui l’y aurait autorisé ?) sentit passer la raclée qu’elle lui administra – j’ai dans l’idée qu’elle s’en excusa plus tard). Le deuxième frère exerce en métropole dans les années soixante et soixante-dix, et plus tard encore, son activité dans le domaine de la viande, qui plus est de porc à ce qu’il me semble – mais il se peut fort bien que j’extrapole afin de donner un tour excentrique à son activité (dans quel but ? mystère…) – en tout cas courtier, c’est à peu près certain, import-export avec l’Asie notamment la Chine – tout à fait à l’aise financièrement, il a une fille conçue lors de son premier mariage, puis une autre, conçue lors du second. Vit à Paris, quinze. Ou plutôt seize, Raynouard, Pompe, Assomption, quelque chose : il semble qu’il ait entretenu avec sa deuxième épouse des relations sans trop d’aménité et pris quelque maîtresse : cela se sait ou non, ça se tait ou pas, il s’agit d’une notoriété familiale – la rendre publique, pourquoi faire ? Croisé virtuellement, lors de recherches entreprises sur les études effectuées sur les lieux des abattoirs de cette Villette*, il avait été entendu comme expert ou professionnel de la profession lors de ce qui se nomma le scandale de la Villette (fermeture de ces abattoirs en 74 sous crâne d’œuf, mise en place par le ministre de l’agriculture de l’époque, Jacques Chirac) ces nouveaux bâtiments créés pour l’abattage industriel de milliers de bêtes par jour et qui n’en ont jamais vu l’ombre d’une. Un neveu travailla cette année-là pour son cadet (le blond aux yeux bleus) qui s’était associé à un industriel du vêtement, ça officiait dans le quartier Sentier d’alors (il existe toujours, mais a changé d’attribution, de corporation et de personnels) : c’était un homme doux, le même sourire que son frère aîné, il avait épousé une belle femme rousse, sensible jusqu’au bégaiement, charmante. L’usine se trouvait en province, Chatellerault, Châtel-Guyon, Chateauroux ? Quelque chose dans ce genre, ils vendaient des pantalons par centaines et par milliers, l’appartement ou peut-être y en avait-il deux, l’atelier était sous les bureaux, l’atelier donc se trouvait non loin du café du Croissant où on a tué Jaurès (« pourquoi l’ont-ils tué » se/nous demandait Brel – cette époque-là). On mettait les pièces recomptées et pliées dans des cartons, on fermait et collait l’étiquette, on descendait les cartons, on les portait en diable à la poste de la rue d’Aboukir – les commandes étaient préparées d’avance, les grandes tables, l’odeur du tissu neuf, les cris du scotch qu’on déroule – la paye le samedi midi comme à l’usine, non (on ne travaillait pas le week-end et le samedi en faisait partie – il y avait des lois sur le travail, et sa rémunération : il y avait alors même un code pour confondre en justice les employeurs peu scrupuleux – ça n’existe plus ou si peu : pas ce type d’employeur, non, mais ce code) – le dernier jour de juillet (on ferme tout le mois août), les deux associés invitent les salariés au restaurant dans le passage des Panoramas, en dessert des profiteroles au chocolat – on s’en va – les années précédentes, dix ans avant peut-être les vacances à la Croix Valmer, sur les hauteurs une grande maison (mais on partait en juillet mais c’était avant) elle et lui alternativement au volant du break quatre-cent-quatre station wagon, le cadet qui dort sur les valises à l’arrière – Forcalquier et Dieulefit – et une année avec la famille du blond aux yeux bleus et de sa rousse aux yeux verts d’épouse, les rires et le whisky (pas pour lui, non), cigarettes sans doute, moustiques chaleurs les parties de rami, les enfants qui somnolent (il n’y avait pas de télé), quatre d’un côté deux filles de l’autre – les grillons les orages les torrents d’eau – et cette plage qui s’appelait Gigaro