#été2023 #07bis | Te parler à nouveau des odeurs perdues

LECTURE AUDIO DU TEXTE CI-DESSOUS

SOURCE web objets d’autrefois

Ma très chère cousine,

            Maintenant que tout est révolu, que l’odeur fétide de la mort a été engloutie sous les dalles de tous les cimetières familiaux, les mots me viennent curieusement, tu vas le voir, ils déboulent en maudit désordre, pardonne-le-moi  à l’avance, je te prie…  Et surtout, dis-moi  tout de suite si ça te gonfle !…

            Tu vas peut-être être étonnée par ma lettre. J’avais envie de te parler des caves de l’enfance. Tu as connu peu ou prou, les mêmes que moi. Mais je ne vais pas toutes les décrire. Je recherche surtout leurs odeurs.Je n’aurais pas osé en parler à quelqu’un d’autre. Avec mes frangins, ce sont toujours des occasions de rappeler les frayeurs qu’ils aimaient provoquer en se proclamant Rois des ténèbres ou Chauve-souris Vampires.Attention à tes cheveux… à ton cou ! De petits cons ordinaires.

Pour la poésie tu peux toujours repasser, quand ils en parlent aujourd’hui, il n’y a que l’argent dans les successions qui les a un peu consolés des ventes… Ils ne parlaient que de chiffres à cette époque…ou de rien… Cela me déçoit un peu. L’histoire des ancêtres ne les a intéressés que très passagèrement. Comment te dire… Pour eux, il fallait tourner la page. Mais repenser aux mort.e.s, à la mère en particulier, à travers l’odeur des maisons, ça leur était sans doute trop douloureux. C’était les odeurs de cuisine qui nous manquaient le plus , les bonnes et les mauvaises.. Les frères n’étaient pas égaux dans le deuil et tu sais pourquoi. Je m’en moque bien toute seule, de mes obsessions nécro-historiques. Je me vis un peu comme la gardienne infatigable de l’arbre généalogique. De plusieurs d’ailleurs.Tu connais la chanson de Brassens…  Auprès de mon arbre… ? On l’a chantée  si souvent à la maison pendant nos adolescences. Mais ça n’a pas suffi.

            Je reviens à nos caves, veux-tu ? Tu te souviens ? Cette odeur de terre tassée par les sabots de bois clair, qu’on savait faire encore, on gardait les sombres à lanière de cuir sculpté pour le Dimanche,,, Terre humide et grasse des caves, exhalant le salpêtre et la moisissure, anormalement brillante sous les lampes blafardes, parmi les moins chères, poussiéreuses à souhait, avec l’odeur craquante des insectes grillés dessus, ou alors,dans les cercles pingres de bougies jaunies allumées , informes et dégoulinantes. Elles étaient plantées dans des sortes de trépieds en fer forgé torsadé, peints à l’antirouille, tous munis d’un crochet pour les suspendre. On les appelait « queue de rat » je crois, c’était bien pratique. Il en reste quelques exemplaires dans la famille, maquillées en noir, sur les buffets ou les cheminées. Ces candélabres improvisés ne valaient pas grand-chose, sauf sentimentalement pour moi. Système D. Bougies économisées, le plus possible, car elles fondaient trop vite. On mettait pourtant un grain de gros sel dessus près de la mèche. Petit à petit, elles n’ont plus servi. Dommage.

            La cave devait par vocation rester souterraine et dans le noir complet.  L’odeur des bougies qui s’éteignent et la trouille qui s’installe, je m’en souviens, pas toi ? Et celle de l’allumette au phosphore frottée plusieurs fois avant d’obtenir la flamme et qui brûlait la pulpe des doigts dans l’obscurité toujours trop longue ?  On en a déjà parlé je crois, plusieurs fois, en revenant de toutes ces maisons encore ouvertes.  A chaque fois je déclamais en riant et à qui voulait l’entendre que cette odeur de cave était ma madeleine de Proust. Une façon pour moi  de réunir tous les destins en une seule histoire à tiroirs et à terroir.

             Il y avait celle du Mont Joli et son cuvier immense, comme toi, je ne l’aimais pas. Elle avait deux grands portails de bois vert sapin, placés perpendiculaires, l’un donnant sur la cour bourgeoise, fermée, l’autre sur les vignes, près du sentier caillouteux et dru qui montait. Je n’aimais pas cet espace trop grand qui ne sentait plus que le sulfate sec et laissait passer trop de lumière. D’ailleurs à la fin, il y avait une kyrielle de lampes d’appoint et plein de bric-à-brac autour du pressoir abandonné. C’était devenu un garage et un débarras à déménagements. Le fumet des vendanges et des tonneaux en bois s’était complètement évaporé  et le sol avait séché. J’ai la nostalgie des effluves de cave à vin et toi aussi je le sais.

            L’odeur de la maison au-dessus, est restée longtemps la même, une odeur de vieux meubles empoussiérés et d’abandon. Le rez-de chaussée donnant sur un jardinet à parfum de buis, était un endroit condamné par le père.  Moi-même je n’y suis allée qu’à l’âge adulte, avec l’extrême émotion que tu devines. Impression de visiter une crypte. Je l’ai vécu comme un privilège et presque une transgression. C’est là que T. ma grand-mère paternelle est morte, une nuit de 1938. Plus personne n’a habité cette partie de la maison et je ne peux pas te dire qu’elle était l’odeur de ces trois pièces anormalement vides, seulement un piano et des suspensions de décorations sur le mur que mon père m’a confiés. C’était une découverte et une déflagration mentale pour moi. J’allais enfin rencontrer ma grand-mère paternelle, dont nous ne possédions que deux ou trois photos austères, à travers ses quelques objets laissés intacts. Des photos confisquées par la seconde femme du grand-père qui les avait découpées ,massacrées et annotées de façon délirante nous sont parvenues à la suite. Je ne peux pas en parler ici, ce serait trop long. Et cela t’ennuierait sûrement.

            J’aimais aller aussi dans la cave du cousin Jeannot, du côté maternel, bien plus joyeuse. Tu ne l’as pas connu je crois directement, un joli ouvrier-tâcheron en perpétuelle salopette bleue- charrette, il était dragueur sur la Saône, un métier prestigieux pour nous, vigneron à ses heures, célibataire  non endurci, il attendait l’âme sœur sans trop se bouger les fesses. Et il a réussi. Il reniflait pourtant tout le temps, sans doute une sinusite chronique, et il  plantait ses deux gros pouces de chaque côté de ses bretelles, en écartant ses doigts en éventail ou les repliant sur sa poitrine, au-dessus de son ventre rebondi, quand il parlait. Une voix de camionneur enroué. Mais il était très gentil. Il sentait la vigne et le cambouis. Nous le trouvions drôle et un peu trop timide. Nous sommes allés deux années de suite, en vacances chez lui, lorsque la maison du Petit St Cyr que nous occupions chaque été, a été vendue. C’est lui qui nous a fait découvrir  PIF le chien et ses potes et partant de là le communisme, à longueur de siestes obligatoires, au grand dam des parents qui n’osaient pas s’interposer lorsqu’il déposait ses magazines qu’ils jugeaient  subversifs sur nos lits. Il y avait rajouté Les pieds nickelés qui n’étaient pas non plus très féministes. Il buvait de la bière et de la limonade en quantité industrielle, et nous l’encouragions. Nous allions faire des prélèvements discrets en commando dans sa cave avec des guetteurs, en faisant croire par la suite que c’était lui qui buvait trop. Nous mélangions les deux liquides pétillants et mousseux, un régal. L’odeur me fait encore saliver. Nous étions le Club des 4 et cachions les bouteilles dans le creux d’un gros arbre derrière la grange, devant le grand pré à vaches. L’odeur des vaches, les blagues avec les bouses… Les jeux avec les lapins, les poules et les canards…Nous les attrapions pour faire des safaris dans la cour avec une vieille voiture abandonnée, odeur de  paille pour les mettre en confort  à l’arrière, avant de partir en expédition africaine statique… Je n’avais pas le droit de conduire.  Alors je rouspétais en vain ou bien je chantais les yéyés. Nous avions un solide répertoire et avions monté un orchestre, guitare en bois avec boutons -bouchons, batterie avec les seaux de vendanges que nous avons fini de trouer. Les vaches un peu étonnées nous regardaient impassibles.

            Jeannot  aimait beaucoup ma mère et avait même logé son père et sa deuxième femme, l’italienne, sous l’occupation.

La cave de Jeannot était donc merveilleuse. Elle n’était jamais fermée à clé.  L’odeur des fûts de vin, des saucissons et des fromages suspendus à des clous  dans des cages nous ravissait. Les patates y germaient, les légumes y transitaient brièvement après récolte. Tous ces souvenirs olfactifs sont restés intacts. Et je les ai retrouvés à des degrés variables dans toutes les caves de mon enfance.  J’aimerais que tu m’en parles à ton tour de vive voix. Si tu as un peu de temps, téléphone -moi, tu habites si loin de nous désormais. Tu me manques. Nos mères s’aimaient tant.

            A te lire.

Très affectueusement à toi et aux tiens.

Mathilde

POST- SCRIPTUM : comme je t’envoie ma lettre par mail, je t’envoie le lien de la chanson de Brassens.

SOURCE YOUTUBE

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

8 commentaires à propos de “#été2023 #07bis | Te parler à nouveau des odeurs perdues”

    • Merci beaucoup Elise. Je pense plus à des sensations retrouvées qu’à des émotions car les souvenirs sont forcément délestés de leurs circonstances premières. J’ai aimé faire cet effort de retrouvailles en m’immergeant mentalement dans ces caves, en sachant que j’en avais connu d’autres… J’ai un peu retenu le récit car ces évocations ne sont que l’extrême pointe de l’iceberg.

  1. J’aime la façon dont Mathilde essaie de reconstituer sa famille, de la souder à travers les souvenirs et de la garder vivante dans toute sa complexité et éloignement affectif et physique (c’est du moins comme cela que j’ai ressenti ce texte). Ces petites pierres posées sont une façon de retrouver le chemin et construire le récit. Merci !

    • Mathilde est très motivée.Elle sait que cette « mission » virtuelle lui incombe.Que les « petites pierres  » du chemin d’écriture sont un véritable pierrier de maisons quittées… Elle relie celles -ci sans forçage et jour après jour. N’ayant pas peur de trier ce qui doit l’être et de valoriser ce qui représente pour elle une « légende familiale » un peu rafiistolée. A ce stade, j’aurais besoin d’écrire des poèmes pour me reposer un peu, sentir l’odeur entêtante du passé… Je cherche encore sa nature…Merci Héléna pour l’idée de « complexité » qui reflète bien sûr la réalité de cette famille de personnages un peu trop dispersés encore… On ne les voit pas encore vivre ensemble…

  2. Une anamnèse forte. J’ai suivi jusqu’au bout, le format était assez long mais ton texte fluide. Tu donnes une réalité de la vie rurale juste. La cave est bien présente dans ses détails que je visualise bien (pas les « queues de rats » mais les murs qui suitent, l’odeur terreuse). « Il sentait la vigne et le cambouis », cela m’a parlé aussi. Mélange de cambouis, toujours un truc à réparer dans le travail viticole, les odeurs (sulfate retrouvé aussi), parfois plus proches du garagiste que du sucré des fruits !

    • Merci pour ces remarques. L’idée est bien de nature anamnésique,en effet. La difficulté est d’avoir à tresser des impressions qui appartiennent à plusieurs personnages. Je sais qu’ils ne peuvent pas percevoir les odeurs de la même manière. D’ailleurs Mathilde a besoin de s’éloigner elle -même de ces caves et d’en convoquer le souvenir épars, pour pouvoir en faire revenir les détails, et le miracle est là, ça s’écrit…

  3. tu sais trouver le fragment capable d’évoquer avec justesse ce que nous avons tous éprouvé, par exemple
    « l’odeur craquante des insectes grillés dessus »
    ou « une odeur de vieux meubles empoussiérés et d’abandon. »
    ou « Il sentait la vigne et le cambouis. »
    ou « l’odeur des fûts de vin, des saucissons et des fromages suspendus à des clous  »
    chacune reliée à un personnage, un lieu, une scène vécue…
    merci pour ce grand panorama dans une lettre toute simple vers une très chère cousine…

    • Oui, l’idée de la lettre m’est venue tout de suite. C’était une manière de rassembler les lieux sans renoncer aux personnages. L’espace-temps est ici élastique entre aujourd’hui et hier. L’échange épistolaire peut nourrir cette mémoire collective. Même si en temps normal, on parle plutôt des gens que des odeurs dans une lettre. La cousine est aussi un personnage qui vient d’entrer dans le roman ( elle n’avait rien demandé, mais elle sait que Mathilde écrit).