Je n’ai pas assez parlé de cette odeur, elle habitait chaque tissu, elle avait pris ses aises, plus d’humain pour la chasser, plus de fenêtre ouverte, de feu, de cuisine à combattre, elle était peut-être l’œuvre d’une armée de minuscules insectes qui produisaient une denrée essentielle à leur survie, ou alors elle était le parfum libéré par les excréments de cette armée, mais j’imaginais avec l’âge une culture de champignons invisibles, avec les années, si on avait laissé la nature faire son travail, une champignonnière aurait englouti la salle à manger. Pourtant je l’aimais cette odeur, c’était chez eux, c’était chez moi le temps des vacances, c’était la découverte d’un petit monde clos, un monde à mon échelle, puis en grandissant la liberté totale dans les marais. Aux vacances, l’odeur disparaissait un peu, elle était comme nous, elle n’aimait pas le froid de la pièce. Il lançait le poêle, on glissait dans les lits des briques chaudes enveloppées de papier journal, et dans les draps propres, on la devinait cachée dans le matelas. Le lendemain matin, le froid disparu, elle avait repris de la force, là sur la housse du canapé, sur les coussins des chaises, au fond des doubles rideaux, dans les vêtements qu’ils laissaient ici, dans le pull de laine ou la robe au fond de l’armoire, elle devait cohabiter le temps des vacances, après elle serait de nouveau la reine des lieux. Je la sentais dans les bras qui me consolaient après une chute, elle se mariait avec le Mercurochrome le temps des soins. Elle avait des ennemis sympathiques, l’odeur du tabac de sa pipe, les odeurs de cuisine, l’odeur âcre de la nicotine et des cendres sur les coquilles saints-jaques qui avaient échouées ici. Mais ces parfums nous suivaient, ils n’étaient que des locataires. Il m’arrive de la reconnaître dans des vide-greniers ou en visitant une brocante, je n’ai jamais acheté un objet où elle aurait pris ses aises, par honnêteté, ce serait mentir , ce serait pour de faux, ce serait comme chercher chez une personne le souvenir d’une autre. Elle me manque quelquefois, je crois que les logements dans lesquels je vis sont trop sains, trop secs, trop chauds, trop aérés, l’armée de minuscules insectes cultivant une champignonnière microscopique n’y résiste pas, il lui faut un climat particulier, un peu froid et légèrement humide, un climat sans radiateur et mal isolé, un climat d’enfance.
Codicille: une odeur, mais pas une odeur de corps, enfin une odeur qui quelque fois était près des corps. Il y a des corps auquel on ne touche pas, même du bout des lettres.
» ces parfums nous suivaient, ils n’étaient que des locataires. Il m’arrive de la reconnaître dans des vide-greniers ou en visitant une brocante, je n’ai jamais acheté un objet où elle aurait pris ses aises, par honnêteté, ce serait mentir , ce serait pour de faux, ce serait comme chercher chez une personne le souvenir d’une autre. […] il lui faut un climat particulier, un peu froid et légèrement humide, un climat sans radiateur et mal isolé, un climat d’enfance. »
Une odeur si particulière et banale qu’elle en devient indélébile. Une odeur d’antan ?
Parler de l’odeur et lui donner corps, elle devient à son tour personnage, belle piste, merci
J’aime surtout la pérennité de cette odeur face à ses concurrentes qui ne semblent pas faire le poids. Incorruptible comme l’enfance. Quel beau personnage !
Une maison troglodyte au bord de la Loire. Il doit y faire frais. Ou une vieille maison rochefortaise avec sa douce odeur de cave. Ça fait rêver.
Merci Marie-Thérèse, Gilda , Helena, Bernard pour vos lectures.
belle évocation de cette odeur de vieille maison, tabac froid cuisine trafic d’insectes plus ou moins endormis, bêtes compagnes aussi, on la connaît, tu la décris très bien
beaucoup aimé…