C’est un homme du corps duquel des choses me sont parvenues – ces choses – nombreuses et diverses – commencent tragiquement : qu’allait-il faire à Baden-Baden ou Aix-la-Chapelle fin des années quarante ? Quelle était cette voiture ? Pourquoi cet accident ? je ne sais pas je n’en sais rien, je n’ai pas eu l’occasion de lui demander, il m’a toujours été étranger d’une certaine manière – je le savais oncle, je le savais proche, ami, aimant (les cadeaux qu’il apportait, même ruiné – ce qui lui arriva quelques fois – les boites de chocolats qu’il envoyait pour Noël) un oncle, L. disons – c’était son frère, lui qui souriait plutôt qu’il riait, de grande taille et corpulent parce que buvant, mangeant, blaguant probablement trop, et cette splendeur grisante du vétiver, fragrante comme une soie, sa peau était grêlée, et de cet accident il avait gardé le côté droit du visage un peu paralysé, comme à moi lui manquait la vision d’un œil, et puis ensuite il boitait un peu, il lui prenait le bras, ils allaient ensemble « chez Douieb » (rue Richer ou non loin) pour se souvenir des plats de leurs jeunes jours, là les senteurs du Maghreb, coriandre safran cumin (camoune disaient-ils) cannelle au dessert, pâte d’amandes, lui toujours vêtu avec élégance (je me souviens de ses chemises de soie verte, la marque Sulka, coin Rivoli-Castiglione, de ses chaussures italiennes, de ses foulards de soie colorés – je ne sais plus s’il fumait mais dans la boite à gants de sa voiture décapotable se trouvait alors un paquet de Craven A) (rectangle rouge bordé de blanc) (bout liège – quelque chose de vraiment exotique) probablement un peu tape-à-l’œil, on le disait courtier – en quoi, c’est une autre affaire, et oui c’est ça, un homme d’affaires, ami de grands de ce monde comme on aime à dire, de certains grands, ceux de son continent d’abord, ceux d’Asie ensuite, aujourd’hui on les qualifie d’émergents mais alors ils ne faisaient partie que du mauvais tiers – non alignés, Bandung et cetera (j’avais une image assez jolie de Gamal Abdel Nasser aux côtés du général Tito et de Nehru je crois bien) – la banque des années soixante, les chalets de Morgins, des opérations immobilières d’envergure, des risques probablement, Charles Aznavour et les Compagnons de la chanson, deux chiens dalmatiens, marié (un fils) puis divorcé puis épousant D. cette magnifique femme brune (j’en étais un peu (très) épris comme on en est vers douze ou quinze ans des femmes de trente ou quarante, elle me le rendait en cadeaux – il y avait quelque jalousie chez mon frère et mes sœurs) mais d’odeurs d’elle, non – son sourire oui, ses boucles noires de cheveux aussi – ce jour-là, juillet sûrement la montagne, Martini ou quelque chose, on marche dans les rues, je n’ai pas dix ans la voiture de mon oncle passe, je fais signe, ma mère « non ! » et pourquoi ? « j’ai mes raisons » l’étendue incommensurable de l’incompréhension un peu comme lorsqu’on ne comprend pas les paroles d’une chanson – la voiture s’en allait, blanche et à l’avant, à cette place, assise, D. non encore épousée (c’est pour ça) (il s’agissait de « ses raisons ») – et puis (sa vie est un roman qu’à quatre mains nous écrivions un été, avec mon frère – il est là (le roman, pas mon frère) comme un pain sur une planche – j’ai toujours beaucoup aimé le pain, celui, par exemple, que nous portait dans sa Juva 4 bleu-vert un dénommé Mikal, sur l’avenue) et puis un jour de septembre, dans une autre de ses voitures (elle porte le nom d’un fauve, un V et un 6 (je ne l’ai jamais vue mais elle était noire intérieur cuir marron foncé, cette odeur des voitures neuves car elle était neuve, j’étais à Royalieu dans ce camp de transit qui était devenu caserne, transmetteur deuxième classe, le morse et les corvées) sont en écusson sur le montant entre les deux portières d’un même côté – chromés) – la nuit, un camion de ceux qu’on dit fous, elle et ses deux enfants – lui dans la nuit de cette chambre de l’étage noble où se tenait son appartement (duplex, trois cents mètres carrés, sur cette place, il y a logé sa mère et son père lorsque celui-ci était encore de ce monde), les rideaux tirés, lui allongé, ce grand corps, massif, cette odeur ce parfum cette senteur – j’ai d’autres souvenirs puisqu’il était mon oncle et si proche d’elle, surtout celui où je le vois souriant aminci dans son blazer bleu soir sa chemise blanche ouverte sur cette écharpe, ce carré (« si je porte à mon cou/ en souvenir de toi/ cette écharpe de soie/qui se souvient de nous » disait la chanson) aux couleurs élégantes or et vermeil – lui qui d’un demi-sourire nous regarde sur cette image, ce balcon sur la place
je me suis souvent cru chez le grand Patrick Modiano, quel doux plaisir !
JMG
tant mieux si c’est un plaisir (c’est un de mes vivants préférés jte dirai…) (Patriiiiiick!!) Merci à toi
Magnifique ! (et terrible)
Terrible oui… (merci à toi Muriel)
magnifique comme tu nous embarques dans cette voiture blanche avec intérieur noire et place à l’avant, l’odeur des voitures neuves, et presque rien pour dire ce qui arrive, dans une splendide fluidité, ce texte pareil déjà à un roman…
trop gentille – content que ça te plaise Françoise – merci à toi
Très beau texte. merci.
Merci Laurent
Que c’est beau (tu nous emmène dans ta poche, et que c’est bien) (et la chanson à la fin, le coeur gros que ça fait, « il y a toujours l’empreinte sur mon cou, l’empreinte de tes doigts, de tes doigts qui se nouent »)
Elle disait aussi (la chanson) cette merveille « souriants autrefois quand on se disait vous en regardant le soir tomber sur nos genoux… » – avoue… (Merci à toi)
oh c’est beau ces voyages dans le sillage de l’oncle aux cadeaux, tout mêlé, les mets, les boucles, l’auto, la soie au cou ( et cette splendeur grisante du vétiver, fragrante comme une soie) …
Un souvenir de soie oui .. merci à toi Nathalie
C’est toujours étonnant ce long déplié comme entre les mains un texte aux antennes sensibles dévoile toutes les perspectives, reliefs du personnage si attachant… merci pour cette écriture qui file à coeur battant
merci à toi Françoise (« qui file à cœur battant », comme c’est beau dis… flatté vraiment) (merci)
différents mais proches, mêmes époques
et en fait cette difficulté que nous avons de nous souvenir de leur odeur, juste de celle des objets, nourritures, air qui leur sont associés (quoique… le vétiver)
oui un peu difficile oui – merci à vous, amie