Je n’ai pas assez parlé de cette odeur. L’odeur des oiseaux, des colonies d’oiseaux, une odeur qui était devenue la nôtre, qui faisait de nous deux un tout au milieu des autres, ceux qui s’éloignaient nez pincés, qui se tenaient au vent, voire qui se détournaient. Une odeur de blanc, de fiente, de guano, de déjections, quel que soit le mot, c’était la même odeur, tenace et agressive, à vous couper le souffle, pour les premières fois au sein de la colonie, une odeur de pissotière de gare, de recoin de tunnels, malgré le vent du large. Insupportable en ville mais qui nous ravissait, nous disait le nombre d’oiseaux, la santé de la colonie par la multitude des présents, des couples qui revenaient nicher, parader, se reproduire. Une odeur qui était la nôtre, qui prédisait les nuits sous la tente, sur l’île rien que pour nous. On comptait l’abondance, le nombre élevé des couples, les petits bien visibles dans leurs beaux costumes sombres, la santé de l’espèce. Le blanc des ailes des fous sur le blanc des falaises, peinture à l’odeur forte, souvenir de leur présence même après leur départ. Une couleur, une odeur que les tempêtes d’hiver essayaient de gommer sans jamais y arriver. Quand on sentait cette odeur-là, on savait qu’il y aurait les atterrissages compliqués sur les nids trop petits pour des oiseaux si grands, des parades nuptiales, poitrines contre poitrines et caresses bec à bec, têtes tournées vers le ciel. Jusqu’à l’épidémie c’était cette odeur-là qui disait nos étés. Et ensuite il y a eu l’autre odeur par-dessus, celle des maladies, des plumes sales et malsaines des animaux éteints qui contaminaient tout et mettait en péril la survie des natifs de cette île des fous. Corps sans vie, sans tenue, ailes tordues et brisées, becs ouverts sur le vide, odeur de fin du monde, de viande qui n’est plus muscle, désertée par la vie. Odeur de corps désarticulés échoués sur les plages, tuméfiés et gonflés. Ailes, corps, cou, bras, pattes, jambes, dos, ventre, visage. Il ne faut pas que ta tête t’emmène par là-bas, là-bas toujours tu sombres, tu coules, tu frappes et tu te frappes, ne reste que la douleur pour te sentir en vie, encore un peu en vie, une vie qui partirait en lambeaux déchiquetés comme un drapeau vaincu par des vents trop violents. Vite quitter ces idées, ces décompositions, la violence des odeurs, comme celle des images rapprochées de ce corps que tu connais si bien. De lui tu veux garder l’image d’une peau hâlée, de muscles en pleine santé sur un squelette intact. Parfois même tu te dis que disparu c’est mieux pour garder dans ta tête un John en grand sourire, loin de tous tes cauchemars qui te font voir trop bien et sentir de trop près la charogne de Baudelaire. Ton nez souhaiterait tant revenir à l’ammoniac, à l’odeur des oiseaux pour te laver la tête, chasser ces images-là, chasser ce néant-là qui t’aspire, qui t’attire, te tire par les pieds pour te clouer au sombre, te murer dans le noir. Alors poing dans la bouche c’est ta seule solution pour que tes hurlements ne sortent finalement de toi que comme cris étouffés ou lugubres chants de bête, pour que les larmes coulent et que coule ton nez pour chasser les odeurs autres que celle des oiseaux
Terrible ! Bravo pour cette terreur qui envahit peu à peu à la lecture, qui fait basculer l’atmosphère.
Cette odeur-là, c’est toujours retour à Baudelaire… Entre autres