Son corps n’a pas été retrouvé. Demain, ils écriront autre chose. Hier encore tu lisais, tout comme avant-hier, son corps n’a pas encore été retrouvé et le texte parlait des recherches toujours en cours, encore en cours. Aujourd’hui, plus de encore, on ne le cherche plus, corps retrouvé ou non. Affaire classée. Plus d’espoir officiels, les seuls espoirs qui restent sont tes espoirs à toi, ils ne sont plus raisonnables, ne sont plus partagés par les autorités, ils ne donnent plus les bons résultats pour les calculs de probabilités, pour l’expérience des anciens, pour les manuels lourds, remplis de cas d’école. Dans tes espoirs à toi, son corps est toujours là. Un vrai corps, peau, muscles, os, tendons. Et le sang en dedans. Corps. Le même mot pour vivant et pour mort. Vie et mort qu’on démêlera seulement avec l’aide du contexte, rien dans le mot lui-même pour faire la différence entre froide dépouille et douce chaleur humaine. Mais dans ta tête à toi, il y a son corps à lui, encore chaud et pas froid. Devant ta main à toi il y a sa main à lui, droite pour toi et gauche pour lui. Les doigts un peu plus longs, la paume un peu plus large, les dedans un peu rêches, de la peau de marins, la même pour tous les deux. Pour le dos de vos mains, cicatrices différentes et une peau différente, pas la même texture, les veines, les os, les tendons, les muscles, les ongles. Les cicatrices aussi. Des textures, des formes, des ombres, du noir et blanc. Dans ta tête, tu as son corps par morceaux, par planches anatomiques. En arrêts sur images. En souvenirs délicieux. Un pied dans l’eau, tibia cassé par la surface, contours en arrondis mouvants à cause du transparent, des mouvements de l’eau dans les vagues tout autant dans un torrent de montagne, deux pieds qui s’enfoncent dans le sable mouvant, un peu plus à chaque vague qui fait le temps en suspens avec son écume blanche qui cache et puis dévoile, qui entoure et puis mange. Pour son ventre et son dos et leurs bas respectifs, ce sont tes mains qui savent, des souvenirs en frôlements davantage qu’en images. Pour les genoux et les coudes, et les mollets surtout, souvenirs de longues marches sur les chemins étroits. Des épaules et du cou te restent les clavicules, le creux si émouvant toujours dissimulé aux regards étrangers par le col du tee-shirt, les bretelles du sac lourd, le col roulé du pull. Mais tu le savais là, chez lui autant que chez toi, ce creux qui aurait fait un beau lac de montagne ou une cuvette refuge pour de frêles anémones, des crevettes imprudentes. Eau salée, vagues, gouffres, ta tête est repartie une fois de plus au chagrin. Au corps qui n’est pas retrouvé. Non, tu ne veux plus la mer, plus la côte, plus les rochers et leurs creux, leurs arêtes, leurs coupants, leurs tranchants, non, plus le dur du granit et le tendre de son corps, ça tu veux le chasser, tu ne veux plus le voir, dans ta tête ou ailleurs, ne plus l’entendre, ne plus le sentir, au moins pendant le jour t’éloigner du cauchemar qui t’empêche de dormir, du trop noir dans ta tête. T’éloigner de l’ironie des mots, du corps-mort des marins, celui où on amarre son bateau, sa douleur, suivant les circonstances. T’éloigner de son corps qui n’a pas été retrouvé
Émue par l’expression de l’absence, du manque, par cette représentation du corps d’autant plus présent qu’il a disparu. C’est très beau.
Merci Isabelle, aidée par François sur ce coup là, la proposition se prêtait parfaitement à cette histoire de disparition que j’ai dans la tête depuis le début de ce cycle d’ateliers, disparus en mer, pas de corps, pas de certitude… Alors forcément, ça aide !
Ce texte est magnifique pour sa façon de parler de l’incertitude où l’espoir lutte pour continuer. Le passage sur le corps, ce mot, ce qu’il dit de vivant et de mort, est très beau.
Merci ! Ça fait un moment que j’essaye d’écrire sur ce thème de la disparition. Déjà tenté dans « outils du roman », mais pas terrible et là, bien aidée par la proposition ! Contente si ça marche