Elle est dans la cuisine. Sa cuisine. Elle fait des pâtes. Et quand les pâtes sont prêtes. Elle en sort quelques unes de l’eau. Qu’elle dispose dans un plat et qu’elle sert à table. Et les autres, pour les garder au chaud. Elle les laisse dans l’eau. Mais souvent. Elle les oublie. Et personne ne vient les chercher. Plus tard. On retrouve les pâtes. Dans l’eau froide. L’eau est devenue gélatineuse autour des pâtes. On n’arrive plus tout à fait à distinguer la frontière entre l’eau et les pâtes. Les pâtes ont commencé à prendre corps. L’eau et les pâtes se sont mêlées. En une forme gluante. Translucide. Compacte. Qui a maintenant la forme de la casserole. On ne peut plus séparer l’eau des pâtes. C’est trop tard. Alors on les laisse. Là. Et le temps passe. Des jours. Et puis une sorte de matière apparaît. Fine. Délicate. Qui ressemble un peu à de la dentelle. Elle s’épaissit. Se colore. Puis forme une couche un peu moelleuse au-dessus des pâtes. Et c’est encore plus difficile de savoir quoi en faire.
Elle aime la crème fraîche. En bombe. La crème fraîche qui se dessine toute seule quand on pousse sur le bouton. De la bombe aérosol. Elle secoue la bombe. Elle retourne la bombe. Elle pousse sur le bouton poussoir de la bombe. La crème fraîche sort puissamment de la bombe. Elle sent sa vigueur, sa force, son appétit à sortir et à former de petits monticules de légers boudins dentelés. Elle regarde sortir la crème fraîche qui prend la forme d’une petite montagne. Parfois. Elle peut aussi retourner la bombe et mettre l’embout directement dans sa bouche. Et avaler la crème fraîche sans l’avoir auparavant sculptée sur de la glace vanille chocolat. Elle aime acheter des bombes de crème fraîche. Mais souvent elle oublie. Qu’elle en a déjà. Et elle en rachète. Parfois. Alors qu’elle a vraiment beaucoup oublié qu’elle en avait déjà. On peut retrouver 5, 6, 7 bombes aérosol de crème fraîche dans son frigo.
Dans sa chambre, elle fait sous l’évier un tas, un tas de panty, couleur chair. Elle les entasse sous l’évier. On entre dans sa chambre et ça sent le panty. Ca sent le panty qui a transpiré dans des chaussures. On se demande. Pourquoi faire sous l’évier un tas de panty. On se le demande. On se demande aussi. Et pourquoi dormir la tête tout près d’un tas de panty. On ne peut s’empêcher de se dire. Il y a ici un tas de panty qui a quelque chose a dire. Quelque chose à crier même. Et pourquoi. Pourquoi laisser ainsi crier des paires de panty. Et ne pas. Ne pas les écouter. C’est instructif une paire de panty. Surtout une paire de panty sales. On peut parfaitement écouter leurs histoires. Plutôt que de les ignorer à ce point sous l’évier. C’est les ignorer superbement que de dormir la tête à côté d’un tas de panty sales. En refusant d’admettre qu’ils crient là jour et nuit.
Elle dort. Elle est dans le salon et elle dort. Elle dort et c’est le soir. Le début du soir. Elle est assise dans un fauteuil et elle dort. La télé est allumée. Elle dort devant la télé allumée. Elle dort et parfois son dos se courbe légèrement vers l’avant. Puis sa tête tombe. D’un coup. Sa tête vers l’avant. Et elle s’éveille. Elle relève la tête. Elle ouvre grands les yeux. Elle fixe la télé avec les yeux grands ouverts. Puis la tête se repose sur l’appuie tête. Les yeux se referment. Et elle se rendort. Et ça recommence. En boucle. La même séquence. Parfois aussi. Elle dort. Dans le fauteuil. La télé allumée. Et sa tête glisse. Lentement. Le long du tissus du fauteuil. La tête glisse. Lentement. Jusqu’au point de bascule. Et soudain. La tête est trop lourde. Ça lâche. La tête tombe. Et elle s’éveille. C’est là qu’elle s’éveille. Mais parfois. Encore. Et toujours. Devant la télé allumée. Elle dort. La tête en arrière. Et là. Cette fois. Elle ouvre la bouche. Elle dort la bouche ouverte. Comme les morts. Et elle a une respiration bruyante. Elle fait des bruits de gorge. Comme si elle avait du mal à respirer. Comme si c’était difficile de respirer en dormant. Assise. Dans un fauteuil. La télé allumée.
Des fois elle prend un bain mais c’est comme si prendre un bain pour elle c’était oublier son corps dans la baignoire. Parce que la aussi elle dort. Oui elle s’endort dans l’eau. Comme un phoque ou une baleine elle dort le corps coincé entre les parois de la baignoire. Et là c’est le froid, le froid de l’eau qui la réveille la ramène à la vie éveillée. Et là il faut bien sortir puisque le glacé de l’eau la chasse. Chasse son corps hors de l’eau. Et c’est là qu’on voit qu’elle n’a pas vraiment pris un bain un bon bain chaud relaxant puisque tout le temps du bain sa conscience était comme éteinte. Et puis il y a cette chose si étrange. Elle si pudique et qui ne veut rien montrer de ses émotions ses sentiments ses formes. Elle qui cache tout. Qui se cache hors d’elle pour ne pas être rencontrée reconnue dévoilée. Ou au fond tout au fond pour que personne ne la trouve. Elle. Elle qui ne veut rien tant que ne pas exister dans la fragilité. Elle. Sitôt elle est nue dans le bain la voilà qui appelle. Pour je ne sais quoi il faut rentrer dans la salle de bain. C’est un essuie qui est dans l’armoire et pourquoi ne peut-elle pas se lever elle-même ou alors les sels de bains qui seraient dans sa chambre ou c’est pour vous partager une information qui n’a pas la moindre urgence à être dite, là. Et bien sûr à travers la porte c’est non. Parce que, là, soudain, il lui importe, dans la plus grande inconscience, il lui importe que vous soyez là, à la voir, elle, dans son corps nu, dans son costume de corps nu, étendu là devant vous. Et comment il faut la regarder et comment il faut voir ses seins aux mamelons tous petits et son ventre un peu mou et ses poils pubiens éparses. Et c’est étonnant comme ce corps demande à être regardé. A sa propre urgence à être regardé. Pourquoi précisément là, dans ce bain. Et c’est là. Qu’elle paraît à la fois grosse et toute ramassée. Mais aussi tellement humaine et touchante, elle qui soudain on dirait a abandonné toute angoisse du paraître et se donne à voir telle qu’elle est.
Ou alors c’est aux toilettes. Et elle crie qu’il n’y a plus de papier mais pourquoi faut-il que ce soit toujours quand elle est aux toilettes que précisément il n’y ait plus de papier. Elle qui ne vous a plus jamais pris dans les bras ni embrassé. Qui a refusé, de façon systématique, toute conversation intime. Surtout si il s’agissait de la vie précisément de votre corps. Il faut que ce soit là. Là que précisément alors qu’elle défèque, que peut-être même elle a la selle liquide, justement à ce moment-là. Que ce soit à ce moment précis qu’elle appelle au secours et vous enjoint, vous force même à pénétrer dans l’espace clos des latrines. Et de la voir sur le trône, assise le pantalon baissé. Et qu’elle vous invite sans cérémonie à partager avec elle l’odeur de ses déjections. Comment le croire.
beaucoup.
les pâtes oubliés. la crème fraîche oubliée. les panty oubliés. elle devant la télé. et comment ça se répète.
Oui c’est terrible cet oubli. Comme un oubli d’exister. De se sentir exister. Comme un oubli du monde aussi. De la matérialité du monde. C’est quoi le corps. Être charnellement au monde. Peut-être la faculté de prendre soin des pâtes. De ne rien abandonner en chemin. De prendre avec soi.
pourtant, on ne peut pas tout le temps être en vigilance. et l’on a besoin de quitter l’auto-surveillance. il faut bien trouver des moyens de tempérer l’angoisse quand elle est là. et le tas de panty, je crois moi, que s’il parle, c’est qu’il est entendu. ou est en passe de l’être. Par celui celle qui prendra en charge ces oublis. mais je crois aussi à la faculté de prendre soin des pâtes !
être charnellement au monde, cela en passe aussi par un abandon, un laisser tomber du sens. au moins provisoire.
Etre charnellement au monde cela en passe aussi par un abandon, un laisser tomber du sens, au moins provisoire. Oui je suis d’accord. Et que le tas de panty soit entendu, c’est sûr puisqu’il apparaît ici. Et sans doute, que le fait même de le créer est déjà une façon de parler. Quel que soit le message, et quelle que soit la personne qui le reçoit. Merci pour vos messages !
mais oui, c’est l’auteur qui prend en charge ce panty sale abandonné puant. ce qui là se joue, rejoue
Oui j’imagine que certaines personnes, situations, sont là aussi, existent pour qu’on les raconte. J’ai parfois tendance à regarder le monde comme ça, comme une foule d’histoires entremêlées et absurdes dont il faut s’emparer pour les poétiser. C’est aussi rendre justice à ceux et celles qui les ont vécues, comme ils elles ont pu. Avec difficulté parfois. Mais quand on peut en rire après, c’est tellement cocasse.
j’ai lu, la suite, terrible, que tu as ajoutée !
ce terrible corps qui appelle !
depuis son point d’indécence, tout encombré de lui-même !
j’aime beaucoup
Merci Véronique pour tes retours attentifs. J’avoue que ce n’est pas facile pour moi de trouver la balance. J’ai un peu peur de tomber dans la monstruosité, la pathologie absolue. Et qu’on perde la distance et l’humour. Difficile de sentir la frontière à ne pas dépasser.
Mais peut-être est-ce juste une question de balance entre les différentes textes. Equilibrer avec de l’humanité, de la légèreté, de la fragilité ailleurs ?
l’humanité, la légèreté, la fragilité, ça y est. fais confiance au texte. tu peux avancer.
quelquefois je clique sur le lien sybille cornet et j’arrive sur une page de facebook qui n’existe pas : https://www.facebook.com/Faire-l%C3%A9cole-aux-grands-singes-969437959910002/
tu as parfaitement raison, j’ai changé mon profil pour répondre à ta question ! Bonne journée.
Très beau texte qui m’a fait pensé à Mort d’un personnage de Giono pour la crudité mêlée de tendresse, la vie qui s’obstine. Je suis plus réservé sur les phrases du type: « Mais aussi tellement humaine et touchante, elle qui soudain on dirait a abandonné toute angoisse du paraître et se donne à voir telle qu’elle est. » Cette distance me semble inutile tant le reste du texte est fort et se suffit très bien à lui-même.
Merci Pedro. Je ne connais pas ce texte de Giono. Je ne suis pas sûre d’avoir lu de lui autre chose que L’homme qui plantait des arbres. Qui est un texte puissant et très sensible. Je suis contente que tu parles de crudité et de tendresse car c’est précisément ce que j’ai recherché. parfois j’ai peur d’y mettre trop de distance ou d’ironie. Je comprends ta remarque sur cette phrase plus analytique alors qu’on est dans la matière. Ce n’est pas toujours facile de négocier avec l’idée de ce qu’on veut exprimer. parfois on est tenté de nommer l’idée plutôt que de la mettre en matière, en image… à réfléchir !
Je m’aperçois aussi que je nomme l’idée, ou que j’ai recours à l’ironie et à la distance, justement quand je n’arrive pas à la mettre cela en matière comme tu l’écris si bien. Pour ma part, je me dis que c’est mieux que rien, qu’il faut y aller, ne pas trop se poser de question, et compter sur la pratique pour mieux faire la fois d’après. Mais ce n’est pas le cas pour ton texte, je pense. Tu peux enlever les étais, il tiendra !
(Mort d’un personnage fait partie du cycle du Hussard. Le personnage en question est Pauline de Théus, l’héroïne du Hussard sur le toit, mais à la fin de sa vie. C’est aussi beaucoup la propre mère de Giono qu’il a accompagnée jusqu’à la fin)
C’est parfois difficile de se départir de ça. Moi, je me rends compte que je « nomme l’idée » quand je pars dans une fiction qui s’appuie trop peu sur du réel, du vécu. Si je n’ai pas assez d’images, de ressentis à l’intérieur. Ceci dit, une fois que j’ai écrit et commence à être contente de ce que j’ai produit, la dernière phase consiste surtout à enlever. Enlever tout ce qui ne me semble pas nécessaire. Créer du vide, du creux. Que le la lecteurice crée elle.lui même ce qu’il y a dans l’interstice. Je vois bien qu’une fois que j’enlève, le texte commence à prendre de la contenance, du mystère, il se retire un peu, il ne se donne pas tout seul. Et peut-être que ça touche à ça. En dire le moins possible. C’est pas toujours simple parce qu’en même temps j’essaye aussi d’écrire des textes plus longs, d’étoffer. Mais ça ne marche pas (en tout cas avec moi), le mouvement est toujours inverse. Gratter, ôter des couches.
On est souvent confronté à cette problématique, et peut-être même plus crûment quand on écrit du théâtre. Les personnages qui ont des idées sont ennuyeux et simplistes. Tout l’art consiste à travers les dialogues (ou la narration) à faire évoluer la situation, les personnages, sans jamais trop en dire, ou pas frontale en tout cas. Dès qu’on dit trop pouf la tension tombe, on se désintéresse. C’est toujours l’art du sous-texte, du sous-entendu, du détour, de la mise en place de la contradiction… Laisser aux spectateurices l’art de faire eux.elles même les liens. Un peu comme quand on lit du roman noir ?