Je pourrais commencer par la naissance ou par l’enfance, moi ce qui m’intéresse c’est la conception. Comment ça germe dans les têtes, d’où ça vient, quelles décisions ça implique, les choix entre des possibles, ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas et puis au milieu ce qui sera. Saisir ce moment où ça sort du néant pour s’incarner. Conception-incarnation. En espagnol ce sont des prénoms, pas en français. Peut-être que c’est pour ça qu’on ne s’y intéresse pas ou parce qu’on est très matérialiste. Avant il n’y a rien, après il n’y a rien. Avant donc, je sais qu’il y a eu une histoire d’argent, quelque chose qui rapporterait de l’argent, pas un truc dispensé de taxe comme un établissement public à caractère scientifique. Ça a pesé lourd dans leur décision, au point qu’ils en parlent encore quarante ans après. Un raisonnement de paysans. Mais il n’y a pas que ça. Il y avait un rêve aussi, un rêve d’ailleurs, de voyage, de connaître autre chose que les pieds de vigne, les cagettes de fruits et les fromages de chèvre. Un rêve de modernité, d’entrer dans la ronde, de ne pas rester sur le bord du fossé à brouter l’herbe des champs. Un rêve américain quelque part, quelque chose qui les transporte de l’autre côté. C’est l’autoroute qui a tout déclenché, c’est comme ça que je l’imagine. L’autoroute à l’époque ça faisait rêver, long ruban d’asphalte à bandes blanches, large avec ses portiques indiquant les directions au-dessus des têtes. L’autoroute qui vient directement de Paris et d’Orly. On n’avait jamais vu ça et ses belles voitures aux immatriculations lointaines. Un rêve de grandeur, beaucoup d’argent et des gens venus d’ailleurs, comme une envie de sortir d’un seul coup de la lente transformation des campagnes. Un espoir de collectif aussi face à l’individualisme grandissant. Tout ça l’argent, la modernité, le collectif, la résistance à l’inéluctable déclin. Non à l’institut national de lutte contre le cancer, oui à un lotissement grand, moderne avec tennis et piscine. C’était rare à l’époque pour une commune qui avait tout juste un terrain de foot mal entretenu. À quel moment ont-ils pris peur ? Le désir était là, mais face à eux l’appétit d’un promoteur. C’est là qu’ils ont fait appel au département, à la région, ils se sont sentis tout petits face à K et B qui voulait toujours plus, couper la forêt, abattre le château, construire l’école, toujours plus de maisons, toujours moins de voirie. Deux intérêts qui s’affrontent, se battent, se combattent, pied à pied. On n’est plus dans le désir, plus dans le rêve. La modernité, ils ne l’imaginaient pas comme ça. Ils n’étaient pas bêtes loin de là, mais les diplômes ils n’en avaient pas, pas comme leurs interlocuteurs. Comme ils ont dû se sentir petits face aux avocats, aux tonnes de papier, aux journalistes. Une municipalité de 500 habitants qui affronte un constructeur de 400 maisons. Cloche merle titraient les journalistes, c’était David contre Goliath. Je ne crois pas qu’ils imaginaient tout ce qu’il faut prévoir quand on double, triple la population en quelques années. Le maire en est mort, c’est ce que je pense, trop de soucis, trop de conflits, crise cardiaque. Le traumatisme est encore là, alors que déjà il faut penser la fin. Tout va si vite, une maison, une génération, ce n’est pas comme autrefois héritage, partage, indivision, maintenant on vend et on recommence. On raye ce que l’histoire vécue avait construit, on repart à zéro, sans l’esprit des pionniers. Parce qu’entre les deux, il faut dire qu’il y a eu une belle histoire. Ils se sont battus pour moi, tous ensemble, concepteurs et inventeurs comme une famille autour de l’enfant qui correspond à ce qu’elle avair révé. Parfaite adéquation. Des projets qui coincidaient.Une épiphanie. Avant il n’y avait rien, après il n’y a rien. Ça me fait peur. Eux qui m’ont fait, ils sont tous morts aujourd’hui (ou presque). Je suis orphelin sauf que ça ne se dit pas pour un lotissement.
« Le lotissement » comme enfant orphelin de ses concepteurs est une idée sensationnelle. Sa naissance, sa croissance a fait couler beaucoup d’encre et de salive. Son corps est fait d’excroissances et de volumes clos, seul un drone pourrait avoir une idée générale de ses prétentions. Il est comme une cellule métastasique que l’on aurait réussi à stabiliser pour un temps. Son histoire est close également, les mort.e.s sont enterré.e.s, sauf si vous ouvrez les bouches des nouveaux habitant.e.s ce que vous semblez vouloir faire. Histoire à suivre… A qui ressemble le corps vivant de ce Lotissement ( prénom sans nom ?) ?
merci de ton enthousiasme Marie Thérèse. Je ne sais pas où je vais, mais j’ai envie de raconter ça, l’urbanisation péri-urbaine qui a bien changé et va encore changer avec le ou la ZAN.
« Conception-incarnation. En espagnol ce sont des prénoms, pas en français. Peut-être que c’est pour ça qu’on ne s’y intéresse pas ou parce qu’on est très matérialiste. »
Merci pour ce texte extraordinaire qui fait passer subtilement de l’intime au collectif. Anthropomorphiser un lotissement, c’est fort !
Oui, le lotissement ça me parle,me préoccupe, me tient. Ma ville à moi. Merci de ton passage.