#été 2023 #07 | Chambres à cœur ouvert

ME, la première fois, tu parles s’il s’en souvient pas. C’était au lycée, à s’croiser comme ça, avec un autre. Il calculait pas ME. Elle me l’a dit, et c’était réciproque d’ailleurs. Lui s’en souvient pas, ou il fait mine. Non. Lui c’est après, à l’université. Lui c’est les premières nuits ensemble, entre les Sciences et les Lettres. C’est là que ça a vraiment pris. Façon je-t’aime-moi-non-plus, peut-être, mais enfin c’est comme ça que ça prend le mieux, non ? dans les nuits de prise de tête, et pas que. J’te fais pas un dessin, même si tu voudrais bien, hein ? Mais il s’agit pas de ça. Ou alors avant, après. Mais ni l’un ni l’autre en fait. En fait, c’est surtout au moment de se coucher. Sans prise de tête ni rien d’autre. Lui allongé sur le côté, les jambes un peu repliées. En chien de fusil, comme on dit. Et ME pareil, tout contre lui, son corps épousant sa position, les jambes calées dans le même pli, le ventre et la poitrine contre son dos, le visage dans ses cheveux. Ils pouvaient s’endormir comme ça, serrés l’un contre l’autre. Mais d’abord, juste avant, un instant, ME l’enveloppait, si tu veux. Un bras sous son cou, tendu, la main relâchée, et l’autre main sur son ventre à lui, à faire jouer ses doigts autour du nombril, à les faire tourner avec trois poils naissants, en les caressant, en tirant dessus, en les enroulant, les toupillant de ronds, de torsades, arabesques et volutes. Et la peau, guère plus épaisse que du papier bible, tendue, froissée, qui finit par céder. Qui se déchire, le ventre fendu, les doigts plongeant, et ME s’y engouffre, écartant sans effort, d’un ultime tremblement, le dernier voile du jour, qui se retourne comme un gant, découvrant en son verso la carte d’un ciel embrasé, dans l’instant décisif du crépuscule, dans la « chambre sourde du cœur qui bat aveugle », comme dirait Isabelle, tiens. Elle est là.

Elle est là, dans la chambre au plafond haut de l’appartement derrière la Victoire. Là devant l’écran d’ordinateur à taper quelque chose sur un vieux Word, ou à jouer au Démineur, mode intermédiaire. Elle clique sur une bombe qui explose. L’éclat rouge de la case lui saute au visage. Il se tourne vers la lumière de la fenêtre, qu’il ouvre.

Elle est là, en bas, qui appelle dans la rue. J’ai oublié les clefs ! On entend un bruit de véhicule, un grand souffle.

Il part les chercher dans la pièce d’à côté et elle est là, tout au bout, dans la salle de bain. Elle sort de la baignoire, se sèche avec une grande serviette blanche, se brosse les cheveux devant le miroir, se fait une tresse, un courant d’air claque la porte de la chambre.

Quand il ouvre, elle est couchée dans le futon, elle lit. Ses paupières vacillent, le livre retombe sur son visage et se referme. Des vapeurs d’alcool commencent à flotter.

Quand il l’ouvre, elle est encore attablée, un gros gilet sur le dos, une étole autour du cou. Un livre ou deux ouverts, elle écrit sur une feuille. Elle réajuste l’étole qui s’étend et tombe sur le sol. Le fauteuil est vide. Il ne comprend pas et s’assoit. Jette un œil sur la feuille, les formules qu’il ne comprend pas, des chiffres, si et seulement si, une sirène dans la nuit, du bleu intempestif par la fenêtre.

Elle est là, de l’autre côté, le monde dans la pièce, la musique forte, les spotlights qui les avait apportés ? un groupe autour de la table basse, les dés qui tournent, les vannes, les éclats de rire, Quinito ! le voile de fumée au plafond, un autre groupe autour du lecteur, qui sature, around the world, around the world, elle est là au milieu, qui saute, qui chante, qui danse, qui saute. Et le voisin du dessous, à jouer manche à balai.

À se réveiller en sursaut. Et elle est là au bout du lit, une ombre dans le contrejour de la lampe de chevet, Qu’est-ce tu fais… ? — Y a un moustique ! à sauter sur le lit une espadrille en main, à taper sur le mur, une fois, deux fois, Merde ! Et puis un grand coup qui claque au plafond et plus rien. Noir total.

Il l’entend qu’elle l’appelle. De là-bas, de l’autre côté de la ville. Il sort, descend vite l’escalier, court dans le couloir, ouvre la porte d’entrée entrebâillée, et il la retrouve là, dans la pièce vide, en culotte et en t-shirt, le visage rouge et la sueur perle sur son front, coule sur ses joues, à quatre pattes en train de passer la serpillière, avec de grands gestes, à frotter, à gratter, à rincer, tordre l’épaisse étoffe dégoulinante, astiquer en faisant des lignes, de grands arcs, de petites spirales, des ronds, avec les hanches qui se balancent, d’un côté, de l’autre, qui frétillent, vibrent, de l’autre et un à-coup.

Et au réveil, le visage de ME près du sien, une main sur sa hanche. C’est l’heure, moi j’dois y aller, à plus tard. Voilà. Lui, c’est de ça qu’il se souvient, dans ces années de passage des Sciences aux Lettres. Les premières nuits. Sur son ventre, le soir pour s’endormir, les petits tours des doigts de ME.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

3 commentaires à propos de “#été 2023 #07 | Chambres à cœur ouvert”

  1. Rétroliens : #été2023 #lire&dire | L’été à la marge 12 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer