Entre Milan Kundera, Jane Birkin et Henri Tachan c’est toute une génération qui s’en va – vous, enfin lui, cela fait aujourd’hui cinquante et un an que les suites de la guerre l’ont emporté – aujourd’hui, aujourd’hui même – il a tenu quarante huit ans, à vingt deux ans démobilisé je suppose, son père mort dans ces conditions maudites – sa femme épousée à vingt cinq ans, ses quatre enfants venus avant ses trente ans, et cette maison de l’avenue, dans les blancs et dans les bleus qu’ils avaient abandonnée à la mi-soixante – il lui disait « laisse tomber Jaquo c’est mort » (s’il lui donnait du Jaquo, elle lui répondait du Gilo) (l’expression « c’est mort » est importée d’aujourd’hui) mais elle, elle s’entêtait « il n’en est pas question » et elle continuait à chercher la maîtrise du cours des choses, le foncier les impôts les loyers les revenus – le quitus fiscal
(qui a jamais compris ce que pouvait bien vouloir dire ce sésame ?)
le protectorat, la République et les rapatriés
sur les routes on acclamait le héros « Aouja Bourguiba ! Aouja Bourguiba !! » (Bourguiba le voilà)
et cette maison bleue et blanche repeinte et chaulée tous les ans par Filipo celui qui sifflait des airs d’opéra, Carmen ou la Traviata
l’amour enfant de Bohême mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?
Sur le terrain reçu en dot, partagé entre elle et d’autres, faire construire, les honoraires de l’architecte, les maisons des tantes et des oncles dans la proximité (ses frères et ses tantes à lui) les meubles et les cadeaux de mariage et le déménagement (partir, partir) (comment prendre, sans argent, cette décision – en parler en famille?)
(les enfants on a quelque chose à vous dire)
dans le cadre qui devait parvenir mi août – par bateau sans doute – les meubles, comment acheter ceux qui manqueraient immanquablement ? La quatre-cent-trois bleu nuit, comment la payer ? Le travail commence en bas de l’échelle – employé puis chef de service puis cadre (il y avait alors ce statut qui apparaissait comme une espèce de nirvana, la création de la fédération nationale d’achat des cadres, les ristournes sur le gros blanc, le magasin en bas du boulevard Sébastopol) son travail tous les jours même le dimanche, la table de la salle à manger, la règle à calcul et le critérium – ils ne se disputaient jamais mais c’est qu’ils s’aimaient aussi – vêtir, loger nourrir, choyer éduquer quatre enfants – les achats de début d’année scolaire, les livres d’occasion qu’on allait se procurer chez Gibert (c’est plus tard, fin août – le gros Gaffiot – ils prenaient des vacances en juillet pour éviter le trop-plein – ils avaient une voiture, mais une année, au début de cette vie sur ce continent, chez l’un des oncles sur les bords du lac (un de ses frères à elle) était-ce pour économiser ?) et elle qui se démenait « non, les enfants non » ce n’est pas qu’on n’avait pas d’argent mais on était « justes » – on mangeait à notre faim bien que le dimanche soir il ne restât plus rien dans le frigo (j’aime beaucoup le subjonctif, parfois) – ces années-là le médecin non loin dans la rue, le froid dans les rues, les boulets dans la chaudière avec cette petite pelle carrée et puis ça a été mieux financièrement ) – il gagne bien sa vie comme on dit il change de voiture, ils envoient leurs enfants les études en Italie ou à Paris – l’argent des loyers était venu une fois, puis une autre et elle, elle riait
(bravo Jaquo)
lorsque le postier venait distribuer les « allocations » on avait droit à un billet Victor Hugo (ou alors une pièce du même montant)
cinq francs
argent de poche
on le dépensait en face en gâteaux – je ne sais plus à l’effigie de qui était celui de 50 (Racine ? Richelieu ? pfff) ma sœur qui le pose sur l’eau qui coule dans le caniveau (où l’avait-elle pris?) et qui rit de le voir s’en aller vers les égouts – un faux souvenir, une erreur, une invention mais elle riait (une gifle quand même)
mais cette maison, dans les bleus et les blancs, leur appartenait toujours (même lorsqu’un vingt juillet, il y a plus de cinquante ans de ça aujourd’hui, comment pourrais-tu comprendre?) il s’en alla définitivement emporté – mais j’aime parler avec toi, regarde comme il fait beau
les si grand arbres de Berlioz et le petit calot bleu et or d’un de mes oncles, un de ses frères
alors elle se retrouva seule avec elle-même, un de ses frères vivait sur la place, et sa sœur à l’hôtel lui avait trouvé où se loger (le matin, à l’hôtel, le valet ou la femme de chambre lui portait le Figaro avec son thé et ses biscottes) (elle était amie avec les propriétaires qui lui louaient la chambre à l’année, derrière la porte le récapitulatif des tarifs) les autres qui étaient restés sur cette terre, mais pourquoi eux et pas lui ? Et cette maison en bas de l’avenue, il fallait la vendre – pour la vendre on ne pouvait pas, non, l’argent resterait bloqué en banque dans le pays – non on n’aurait pas pu ou alors il aurait fallu s’entremettre (il n’en était pas question) – qui a bien pu lui trouver ce repreneur dans ces conditions plus ou moins avantageuses (dans l’esprit, c’est son frère, un affairiste comme ce type-là, complet, pochette, brillantine, sourire de loup) invitation dans son palace sur la côte (« son » est peut-être de usurpé mais pas l’invitation) « c’est l’une des plus belles plages du pays » dit-il, « et donc du monde » avec un rire, à la tombée de la nuit des ombres peuvent vous vendre du hashich au besoin – plus encore si nécessaire – il n’y a pas de bungalow blanc portant le numéro treize – l’affaire se fit, en viager, elle savait ce qu’elle faisait sans doute – tenir tête à des affairistes, elle demanda à son cadet de venir compter le bouquet en billets (Pascal, en liasse de vingt), on fêta l’événement (je ne crois pas) au whisky (la bouteille où un type avec des bottes noires , en rouge et blanc et chapeau haute forme ? deux chiens de même race l’un blanc l’autre noir?) quelque chose de difficile (car de rente, elle n’en vit jamais la couleur, mais quand on meurt, elle s’éteint) – le type qui avait été pris la main dans le sac croupissait dans une geôle du dictateur, mais avait eu le temps de vendre l’entièreté de la maison, des actes un notaire véreux à un autre type plus ou moins louche lequel l’avait cédée à nouveau – céder céder céder – elle ne courrait plus après) céder, un avocat des honoraires, un ami aux ministères (des émoluments, des gages, des salaires) un compte en banque, un autre dans une autre – arrête Jaquo, disait-il ça ne sert à rien – la maison, dans les bleus, dans les blancs est là, on en a repeint les volets, ce même bleu, on a posé des trottoirs (il n’y en avait pas) on en a peint les bords alternativement en bandes blanches et rouges, des fleurs poussent sous les grands acacias (il n’y avait pas encore d’arbre alors) des pointes de couleurs sur le fond blanc du mur tout au long de la route, elle longe la mer et va à la capitale, des lauriers embaument immenses et roses et blancs et rouges
j'ai trouvé le retour à la ligne augmenté (ou pas) de parenthèses, chez Antonio Lobo Antunes, un de mes vivants préférés, qui l'utilise aussi pour les dialogues (ou les pensées intimes intestines) il y pose des tirets parfois - enfin peut-être pas lui)
Grand plaisir à te lire. Superbe ce travail autour de la ponctuation : parenthèses et tirets. Et puis quelle saga à partir de cette maison dans les blancs et dans les bleus. C’est extrêmement habité et vivant. Merci.
merci à toi Françoise
« on était « justes » – on mangeait à notre faim bien que le dimanche soir il ne restât plus rien dans le frigo (j’aime beaucoup le subjonctif, parfois) « le subjonctif tombe si juste ici ( être juste une expression qu’elle aurait pu employer ) et la litanie des bleus avec du blanc ou de l’or. Un beau texte. Merci
merci en retour Nathalie
« – il lui disait « laisse tomber Jaquo c’est mort » (s’il lui donnait du Jaquo, elle lui répondait du Gilo) (l’expression « c’est mort » est importée d’aujourd’hui) mais elle, elle s’entêtait « il n’en est pas question » et elle continuait à chercher la maîtrise du cours des choses, »
Cette tension presque lasse autour de la maison perdue de vue, mais pas de mémoire. Elle occupe tout l’espace mental de ce couple et se transmet de façon nostalgique. Ce texte la rend tangible et émouvante. Le billet qui devient radeau par jeu, dérision ou provocation dans le caniveau, est la scène presque violente du récit. D’ailleurs la gifle l’atteste… C’est une métaphore d’un sentiment catastrophique de dépossession que l’exil rejoue…Mémoire à vif…
merci du commentaire Marie-Thérèse – dans cette histoire de radeau, il y avait aussi une grosse dose de provocation je crois d’abord, avant tout – et métaphore inconsciente sans doute – oui – merci à toi
Sans avoir lu le commentaire de Marie-Thérèse, c’est le même passage que j’allais copier-coller. Cette expression importée d’aujourd’hui, question de la restitution d’une époque et de la langue d’aujourd’hui.
Tout le texte est très beau, la nostalgie prend à la lecture.
Quel grand charroi de vies, de souvenirs, (et de commentaires inclus) dans tes textes… je m’y perds parfois un peu mais j’en aime la musique, la nostalgie
on s’y perd oui c’est vrai, c’est que c’est il y a longtemps tu vois… Merci à toi Muriel
@Laure : merci à toi Laure,c’est cette intention en effet.
oh ! oui
et » on mangeait à notre faim bien que le dimanche soir il ne restât plus rien dans le frigo » mais pas grave le dimanche soir on se repose on mange des pâtes ‘et nous les oubliions sur le feu)