Son dernier dessin avait été payé d’un verre de vin. Piège liquide, il avait dépensé des pièces ensuite au café de l’Espérance pour poursuivre une discussion entamée dans la salle des dépêches. Avantage en nature, il disposait d’une bicyclette Gladiator tant qu’il publiait dans le journal illustré, entretien compris. Il participait avec aux balades de la rédaction, se rendait aux soirées mondaines, aux défilés carnavalesques, et dans les cafés de la butte ou les guinguettes des bords de Seine. Il s’en servait aussi pour rendre ses dessins à temps. Il s’échappait souvent de Paris pour trouver l’inspiration, et pas que. Le soir, il la remontait discrètement dans sa chambre de bonne par les escaliers. D’occasion, il lui aurait fallu trouver 200 francs pour trouver ce modèle. Inaccessible pour l’instant avec ce qu’il retirait de ses gravures. Il reproduisait parfois dans un atelier des photos pour la presse. Elles commençaient même à envahir sa table de travail. Mais in fine le lui prendrait-elle, son travail ? Il en avait bien peur. Plusieurs autres rapins sont allés voir des secrétaires de rédaction pour leur dire ce qu’ils en pensaient de la photographie. Tant qu’ils sont plus rapides à aller sur les lieux et à en revenir, transportant la matière visuelle dans leur regard et leur existence, leur style, tant qu’ils pourront même jeter quelques traits à partir d’un souvenir, de croquis ou d’une discussion, ils auront l’avantage, et leur signature artistique le prouvera. Mais il suffirait que le développement et la reproduction des photos deviennent plus rapides et sûrs, alors les états d’âmes des illustrateurs pèseront peu face aux roulements des rotatives. La photo instantanée fascine, pour l’instant le lectorat est encore ambivalent. Quand il le pourra, il s’achètera malgré tout lui aussi un appareil détective ou un pocket-kodak d’occasion pour l’aider dans son travail. Il lui faudrait économiser entre 40 et 100 francs selon les accessoires. Il faudrait qu’il arrive déjà à se faire payer 7 francs le dessin. Parfois, il demande à un ami photographe amateur de l’accompagner et de partager ses clichés. Il les lui paye d’une verre de vin, dans une guinguette ou au cabaret du Père Lunette. La dernière fois, il lui a ramené des plaques ratées, mal cadrées, où tous les corps étaient coupés au niveau des épaules ou du cou, selon la taille des sujets ! Il jouait maintenant à les disposer et à les assembler sur une feuille, à dessiner autour les parties et une histoire manquantes.