#été2023 #06 | l’argent que je n’ai pas

L’oncle Henri ne prononçait pas publiquement  le mot argent, il disait plutôt les mots fric ou pognon essayant de donner l’impression qu’il le méprisait. Mais une fois ou deux quand même, à ma mère et à voix basse il lui demanda si elle ne pouvait pas lui donner un peu d’argent.  Alors elle se levait, prenait son sac à main, cherchait son porte-monnaie et lui en donnait un peu, comme on fait l’aumône à un pauvre bougre. Je pouvais voir alors le dilemme qui torturait mon oncle , une émotion complexe à mi chemin de la gratitude et de la plus cuisante des vexations. Et si, par hasard,  je me trouvais sur le chemin à la fin de leurs petites transactions, alors il redoublait de propos acerbes à mon égard. Comme si, d’une certaine manière,  j’étais l’un des responsables de sa ruine, de sa déchéance. Le fric que ma mère dépensait pour me nourrir, m’habiller, m’éduquer, je comprenais alors que je le lui volais ni plus ni moins. Il était parvenu à la longue à m’inspirer ce genre de culpabilité débile. Puis, régulièrement aussi car il était tout de même mon oncle, je me mettais à sa place, ce qui n’était pas compliqué puisque mon père me prédisait régulièrement que je finirai comme lui, aussi raté que lui, l’oncle Henri. Je n’arrivais pas à le prendre vraiment en grippe, j’imaginais être à sa place, sans pour autant pénétrer dans une empathie totale cependant, je parvenais à le comprendre sans tout à fait l’excuser, ça me calmait.

L’argent était une énigme. La plupart du temps il était invisible, ou bien si on le voyait c’était toujours en infime quantité. Mon père se rendait le samedi matin au distributeur du Crédit Agricole, une banque à laquelle il avait été fidèle depuis toujours, il retirait alors le nécessaire pour la semaine, en prodiguait avec grandiloquence une partie à ma mère pour qu’elle s’occupe des achats courants. Tout le reste, la plus grande part, invisible, ce qui  restait sur le compte, servait à payer toutes les factures par prélèvements automatiques. Il voyageait ensuite dans de nombreuses régions en n’ayant en poche que le solde de ses retraits, et utilisait seulement dans des occasions d’urgence une carte bleue. Comme par exemple ce jour où nous le vîmes revenir avec trois costumes flambant neufs. Quant au chéquier, hors de question de le sortir de la maison, même pas du tiroir fermé à clef de son bureau Napoléon. Établir un chèque demandait un rituel, une reflexion préalable, peser le pour et le contre, et quand soudain il dégainait dans un même temps stylo et chéquier, il remplissait le chèque d’une écriture scolaire très lisible, très appliquée. Puis pour conclure, avec une sorte de rage apposait enfin sa signature, un large paraphe bourré d’arabesques compliquées.

C’est durant l’été 1976 que je gagnais mon premier argent, au Grisot de L’isle-Adam. Je savais  d’avance pourquoi j’avais besoin de cet argent. J’avais repéré une guitare d’occasion pour pouvoir jouer du Marcel Dadi.  Une Epiphone Les Paul. Ce qui me couta une grande partie de mon salaire avec la méthode incluse, un jeu de cordes en acier, deux ou trois mediator et un capodastre. C’était mon premier achat sérieux de toute ma vie. J’avais travaillé dur pour me l’offrir. Mais quand mon père découvrit comment j’avais employé cet argent il ne décoléra  plus.  C’est à partir de l’achat de cette guitare que nos relations tournèrent au vinaigre. Très vite je laissais tomber Marcel Dadi, beaucoup trop technique pour m’orienter sur Brassens, Bob Dylan, Maxime Le Forestier, un répertoire finalement de petit français moyen un peu de gauche mais je disais plutôt humaniste, à l’époque.

Nous avions déménagé dans une autre banlieue beaucoup moins cossue. Le choc pétrolier de 1974 avait laissé des séquelles. Mon  père s’était  fait licencié de la boite où il travaillait depuis bientôt quinze ans, et qui vendait des couvertures bitumineuses.   Il avait passé de longs mois au chômage mais sans diplôme, il ne parvenait pas à retrouver un poste equivalent. Il râlait contre les tests psychologiques qu’on lui faisait passer lors des rendez-vous de recrutement. Il n’était pas à prendre avec des pincettes ricanait l’oncle Henri qui venait toujours à la maison avec sa vieille mob. Il ne se cachait plus cependant, le chômage les avait rendu égaux. Aussi, quand mon vieux entendit mon acharnement pour apprendre certaines chansons de Le Forestier dans ma chambre, la patience lui manqua. Et comme l’épis que j’arborais  au sommet du crâne  l’indisposait , il se saisit des ciseaux de couture de ma mère pour me le  couper en plein repas. Ce qui  déclencha une jolie bagarre au terme de laquelle je me retrouvais expulsé de la maison familiale, avec juste mes vêtements et bien sûr sans argent.

Comme j’étais du genre fier, je décidai  de revenir aussitôt, de faire mon sac, d’emporter ma guitare et de retraverser à nouveau le seuil de la baraque  tout en jurant ã tout ce beau  monde qu’il ne me reverrait pas de sitôt. 

Puis je pris la route qui descendait des hauteurs de Limeil vers le RER de Boissy Saint-Léger . J’irai ã Paris, je jouerai de la guitare dans les rues, j’élaborais au rythme de mes pas tout un tas de stratégies à venir  pour pouvoir survivre. Et j’en fus à ce moment là en même temps bien peiné qu’étonnamment soulagé. J’allais me coltiner à mon destin, tenter d’invalider les prophéties paternelles, remonté à bloc comme un coucou mécanique.  ce fut à ce moment où j’arrivais sur le quai de la gare que je me rendis compte qu’il pleuvait et que  mes clark avaient pris l’eau. En m’assoyant dans la rame il flottait une odeur de fleurs des champs, j’avais la sensation que cette odeur venait de moi, qu’elle remplissait tout le wagon, bref une odeur de sainteté retrouvée, un parfum de myroblyte ni plus ni moins.

A propos de Patrick B.

https://ledibbouk.net ( en chantier perpétuel)

2 commentaires à propos de “#été2023 #06 | l’argent que je n’ai pas”

  1. On est figé quand tout se résout, le passage de personnage témoin passif à celui de protagoniste actif est ue vrai réussite en terme de rythme et les deux images de la fin, des pieds mouillés à la fleur qui revit…