Au bout de quinze minutes, le dénivelé de mille mètres devient une torture. L. explique qu’en son temps, les chasseurs alpins faisaient d’abord des parcours d’initiation, devaient monter sur 300 mètres avec un chargement de quarante kilos sur le dos, les mecs tombaient comme des mouches, y tenaient pas l’coup. Ici, les caillasses rendent les sentiers abrupts et casse-gueule, on n’en peut plus. J. demande aux randonneurs qui descendent, combien de temps encore, si on n’a pas fini… Les touristes lèvent les bras au ciel, mais vous n’en êtes qu’au tout début, il reste bien quatre heures de grimpée, au moins douze kilomètres si vous voulez apercevoir les corniches du Méjean, il fallait venir ce matin c’était quand même plus humain, mais maintenant sous le cagnard, va falloir assumer ça… Les gars lorgnent mon petit corps nerveux et évaluent mes capacités de résistance, est-ce que je tiendrai le coup ? Je leur dis, ça va aller, je tiendrai. L. rigole à demi, me toisant du coin de l’œil, j’aurais dû manger davantage hier et ce matin, avec mes 50 kilos tout tassés je risque de tourner de l’œil, les potes ne pourront pas me porter par-dessus les rochers tout là-haut, je leur dis ça va aller. Et au fond, je préfère être ici que tout en bas sur la route, quand ils roulaient « comme des brutes » à 70 dans les virages sans visibilité, encore un peu on aurait pu se prendre un cycliste en pleine face, le pauvre. Y. ne dit rien, il est comme moi il encaisse, et pour une fois qu’il passe enfin des vacances avec des amis, il va pas se mettre à la ramener. Les deux autres s’implantent assez vite dans le champ social, n’ont pas besoin de faire des efforts pour survivre. La carrure, le bagout, l’argot ravageur, la sauce prend vite. Y et moi, nous sommes des malingres au souffle court, préférant nous taire et observer plutôt qu’imposer placages et charge mentale. Tout en bas, je disais pourtant qu’il était préférable de prendre les virages à quarante, parce qu’on sait jamais, avec les randonneurs qui prennent des portions de route, ou des familles qui se sont arrêtées sur le bas-côté pour prendre des photos. La prudence, ça paie pas de pain, hein. Les goguenards finissent par s’ébrouer d’énervement, puis rentrent dans un mutisme avant de suivre le conseil. Le début du parcours est atrocement dur, et je ne sais si – non pas les muscles des jambes – le cœur va tenir. Le souffle force entre les bronches, la sueur dégouline le long des jambes, et soudain, entre deux abris en pierres blanches, je sens comme une barre violente sur le côté gauche du visage. Une nausée s’infiltre en dedans, et le tempo du cœur peut-être n’est plus la cause. J. explique devant moi que sa montre indique 140 battements par minute, c’est bon, c’est très bon, il marmonne. Il parle beaucoup moins fort. Et une forme de diarrhée commence à chavirer mon ventre. Je suis une citadine, je n’ai pas l’habitude, cette altitude ça te tue les perceptions. L. vient de déraper derrière moi. Ça va ? En me retournant, je fixe les feuillages et constate que ma vue est devenue floue. C’est étrange, le malaise s’est emparé des coudes, des épaules, des chevilles, je m’aperçois que je tremble légèrement, et la moindre pierre qu’il faut escalader devient un totem géant pour les genoux. La nausée fait battre la gorge, je n’entends plus la conversation de ceux que nous croisons et nous envoient un sympathique bonjour. Nos bouches répondent mécaniquement, de loin en loin les grillons s’atténuent, nos corps sont assiégés par la fatigue, ou bien au-delà, une forme nouvelle d’épuisement. Cela fait bientôt trois heures que nous avançons à ce rythme, les pierres auxquelles nous nous agrippons ont servi aux bergers des altitudes, aux ruisseaux, aux serpents. Nos épaules tombent à présent jusqu’à la poitrine, les pieds se posent mal, L. a posé le mauvais pas, la feuille qu’il croyait stable s’est pliée soudainement et la jambe a passé à travers, dans un trou. Le genou est abîmé. Mon souffle marque l’épuisement, il faut que nous nous arrêtions, de l’eau, des goulées assez courtes, deux prunes chacun, il faut du sucre, vraiment, tu ne manges pas assez. Ce n’est pourtant pas moi qui les retarde. Y. nous demande de regarder les rochers nivelés comme des poires géantes en suspens dans le vide. Le calcaire s’est laissé sculpter dans les océans il y a des millions d’années, ou probablement des milliards, nous grimpons au fond d’un océan, d’ailleurs le sable est doux, fin, un peu noirâtre, comme on en trouve dans les forêts de Seine-et-Marne. Au bout d’un sentier, nous arrivons en haut d’une corniche, le précipice est si fort qu’il retourne le ventre, la rupture de la falaise est à pic, tombe d’un coup tout jusqu’à la route en contrebas, d’une traite, je n’arrive pas à me débarrasser de la barre sur la tempe gauche. Un léger froid rentre dans les avant-bras. Les genoux ne plient plus, le corps se raidit et bouge en canard maladroitement sur les pierres. Un énorme rapace, puis deux, puis quatre, se déplacent entre nous, leur bec tranche de son jaune vif. Ils forment des Icare impassibles entre nous, ça et là dans le grand vide intersidéral. Ils sont vastes et calmes, ce sont probablement des vautours, l’un d’entre eux ne nous quitte plus. A force de côtoyer des randonneurs, il est devenu placide et gai, on dirait même qu’il s’est domestiqué. Il attire le sourire, le salut de la main. En grimpant plus haut, au bout peut-être du dénivelé du mille mètres, le sentier débouche sur une route caillouteuse. Une femmes est couchée de travers, les bras en croix, les jambes pliées de travers, un homme encercle ses mains, pieds et genoux de petites pierres. Nous sommes perplexes, à bout de souffle, parvenons à peine à articuler un ça va provisoire et maigrelet. En réalité, ce sont deux policiers qui, pour les besoins de leur enquête, « reconstituent une scène ». Oui, mais vous par contre… ? me dit la fille au sol. Le gars nous montre les bouteilles d’eau derrière lui. Non, non. Mais j’ai honte du ravage de la fatigue sur mon visage, elle se voit si bien que ça. A l’embranchement d’un énorme sentier qui crève la forêt en deux directions opposées, L. et J. nous disputent, nous n’avons pas fait toute cette montée « pour rien », si c’est pour prendre une route banale qui aménagent une descente sur 4 km c’était pas la peine de venir, L. indique qu’il faudrait prendre le long sentier de 6 kilomètres pour croiser les stalagmites prodigieuses. Je rebrousse chemin, étourdie de nausée, ne plus entendre leurs voix énervées, prendre les devants, foncer loin devant, sur le fameux sentier de six kilomètres. Les policiers nous interpellent en criant qu’il y a une buvette tout là-haut. Je n’interroge plus mon visage, ni les arbres, les aigles, les précipices, ni les rochers qu’il faut arpenter à genou, sur les fesses, en s’agrippant aux branches. Je franchis le Rubicon, je brandis mes forces au plus fort des jambes, je regarde le sol, je marche d’un rythme égal. Encore 350 mètres. La buvette de Cassagnes, une boîte aux lettres taguée « Berlin ». Je contourne tout le chemin et arrive sur la terrasse avec les matelas au sol, les tentes, les arbres, les bancs, le refuge de pierres. Tout au fond, je crois reconnaître Nathalie Holt avec deux amies à elle. Je reste figée. Mes mains se mettent à trembler, les yeux s’embuent. L’écrivaine, son sourire, sa voix rocaille, sa malice, le carré de ses cheveux, je détaille tout. Mais je m’appuie sur la mémoire qui tombe de fatigue. Vais-je me diriger vers elle, faire le vol de l’aigle, me poser sur sa table, près de son verre de jus. Vais-je trouver la force de l’accoster, lui dire que j’ai adoré son recueil « Ils tombaient ». Vais-je lui dire que c’est inouï qu’on se rencontre ainsi, à cette altitude, après avoir tant souffert. Le vertige rentre dans le ventre, les mains tremblent et les articulations des chevilles ne sont pas fières, le mont des genoux rentre dans l’estomac, la salive plie sous la langue, se liquéfie en eau tiède, je dois me retourner, tout tourne, et les arbres avec, si honte de ce ravage de fatigue. Pourtant je ne parviens pas à bouger, reste fixée dans sa direction. Et son regard croise le mien. Déclenche un point de bascule, je bifurque d’un trait sur la droite et fait tout le tour du refuge, une panique dans le flux de sang jusqu’au coeur. Derrière la maison de pierres et sa terrasse, une margelle de puits avec ses larges ardoises au sol. Forment comme un océan de bleu autour d’une île de pierres. Je m’assieds et d’un coup, sans prévenir, laisse tomber ma tête entre les bras, ferme les yeux, domicilie le souffle, et lentement, calmement m’endors en vol plané. Bien plus tard, des souffles rauques m’entourent, les garçons me regardent très énervés. Mais qu’est-ce que tu fous. Putain on t’a envoyé plein de messages, on croyait que t’étais redescendue, plus jamais on fait de randos avec toi. J’indique que les enquêteurs nous avaient incités à nous rendre à la buvette… mais ne parviens plus à parler. Les mots sont stockés dans l’estomac. Tandis que les gars marmonnent qu’il faudrait bien s’asseoir un peu, les trois filles, ma Nathalie, arrivent sur le sentier. Elles marchent ensemble, d’un pas égal, un calme azuréen, s’arrêtent et me dévisagent, puis se tournent vers un arbre fruitier qui pèse de tout son poids d’arbre fruitier. Sans trembler, elles se sont pliées jusqu’au sol, ont puisé par terre des tas de fruits verts, et comme les garçons bougonnent et fuient vers la route, elles croquent à pleine bouche dans les fruits. Leur régal est tellement beau, d’une telle évidente beauté, qu’à ce moment je me dis que les gens qui aiment manger sont bien plus intelligents que les autres, leurs yeux brillent d’intellection, pleins de saveur, de jus sucrés, d’odeurs profondes et molles, je les traverse en pensée, je tombe dans la bouche de Nathalie qui me suit du regard et ne me connaît pas, alors je laisse fuser hors de moi : ce sont des figues ? Un garçon revient sur le sentier, hors de lui : bon alors, tu viens ? t’arrives plus à te lever ? Alors Nathalie, directe, dans un vol plané du corps et du visage, envoie sa griffe bien répartie dans les airs : Eh bien vous, si vous êtes curieux, vous devriez en croquer ! L. ne bouge plus, perplexe, ne s’attendant pas à ce trait. Nathalie me tend la main, une petite gousse au vert tendre au fond de la paume. Ses deux amies surgies du feuillage éclaboussent le ciel de leur bonhommie, fières comme déesses, m’expliquent que ce sont de petites poires du terroir, qui font d’excellentes liqueurs, avec ce goût si affirmé et secret. Des poires de montagnes, souples et fermes dans la bouche. Je saisis les fruits qu’elles piochent dans les herbes et les bras chargés d’un fruit nouveau, m’en remets joyeusement aux sentiers, aux pertes d’équilibre, aux données sensibles des baromètres et des montres, aux centaines de battements de cœur, aux nausées dans les entrailles, au flou dans les yeux, aux danses des pierres, tant qu’il me suit au fond des poches et des ravins, ce regard natalien preneur d’otages dans les corniches et les buvettes aux pierres taguées.