C’est déjà un livre, une fugue à elle seule, un titre. Elle seule qui se sauve dans tous les sens du terme. Enfin, elle essaie, puisqu’on est à l’intérieur. Mais on fait comment pour parler d’elle qui n’a d’autre intérêt que celui d’être passée par là, et d’avoir survécu. Epreuve du feu, ou de la glace : du pareil au même. Deuil : rien de pire. On voudrait bien en apprendre davantage, interroger l’intime. Mais on n’est pas des pourvoyeurs de magazines, des enquêteurs cherchant les bons coups et l’argent. On se penche sur nous-mêmes et elle est là, qui attend son heure. Enfin, qui n’attend plus : elle est détachée on dirait, irriguée par les rêves, péniches chargées à bloc, qui transportent en pleine chair, l’autre réalité. La preuve, c’est la nuit dernière. En son for intérieur, elle s’est retrouvée près de lui : il attendait qu’elle touche son visage. Elle a su ce qu’il fallait faire : oser s’approcher encore, avec la conscience aiguë de l’absence, prendre au cœur des mains aveugles les contours ressentis. Sans peur. Elle l’a fait. C’est là qu’a eu lieu l’événement indicible : perception de tout son visage, dans le détail. Peau, forme du nez, de la bouche, sous les doigts qui n’y croyaient pas, souffle, sensation de la peau rasée. Et surtout ses yeux : ouverts, vivants, planètes d’un gris de Payne, ce bleu secret bien trempé qui repose dans les flaques en attente de la marée, paupières reconnaissables entre mille paupières, jusqu’au petit tremblement de fatigue au coin de l’œil. Tout autour, le monde saigne et change. Mais le tableau qu’il a lui-même accroché dans son intérieur, comme pour la guider, ressemble à l’intérieur d’un œil, dit-on.
On dirait l’intérieur d’un œil, dit en regardant le tableau la gentille voisine qui depuis des années vient arroser les plantes quand la locataire du dessus s’échappe, ou quand elle échappe aux commentaires, un peu plus longtemps que d’habitude. Beaucoup de plantes, dans l’appartement. Des messagères silencieuses. Avant de partir, elle a confié à la voisine d’où venaient les géraniums qui rougeoient sans engrais au début de l’été : il y a plus de vingt ans, j’allais encore avec ma mère sur la tombe de la sienne qui avait une sœur jumelle. Dans la ville champenoise, on arrivait avec les fleurs en double. Ce d’autant plus que les sœurs avaient épousé des frères. Quatre corps, une tombe. Ce jour-là, il a fallu remplacer les géraniums de la tombe par des chrysanthèmes, c’était le cycle, c’est ce que voulait ma mère. Mais les géraniums étaient vigoureux comme un appel. Pourquoi les tuer en les jetant, eux qui avaient tenu pendant des mois ? Alors, je les ai déterrés et rapportés en banlieue, à deux cents kilomètres du cimetière. Je les ai replantés, dans des pots, à l’intérieur. Depuis plus de vingt ans, ils grandissent, tendent leurs mains vertes, offrent leurs étoiles rouges à ceux qui les regardent. La voisine dit que c’est à peine croyable, cette histoire. Pourtant, comme elle les retrouve chaque fois que la locataire part, la gentille voisine se dit qu’il y a bien quelque chose d’un peu incompréhensible là-dedans. Au fond, c’est simple : il suffit d’arroser mais pas trop. D’ailleurs le père de la locataire provisoirement absente disait toujours : pour qu’une plante donne des fleurs, il faut qu’elle souffre. On peut y aller : le géranium est solide et généreux.
La ville de l’écluse historique est une ville fleurie, végétalisée. Même les péniches qui attendent la mise à niveau transportent sur leurs toits des petits jardins qui permettent aux mariniers d’échapper aux regards des promeneurs pleins de curiosité. Une jeune fille était assise là, au bord de l’eau, comme dans un tableau flamand, attendant le déclenchement de la machinerie fluviale. La péniche dans laquelle elle est montée existe sans doute toujours quelque part, comme celle qu’on voit là, couronnée de géraniums rouge sang. Comme toujours, les enfants lancent des cailloux dans l’eau. Tout ce qu’il faut pour l’aquarelle qui fait désormais partie de ma collection du fond et que je regarde à présent. Je l’ai posée à côté de la feuille du bord, ramassée il y a cinquante ans. Je peux bien te le lire aujourd’hui, le petit mot qui s’y trouve. Elle ne m’en voudra pas, elle l’a certainement laissé pour ça, à l’époque. Seulement la route, c’est écrit.
Superbe texte. J’ai été embarquée et touchée.
Merci
« Et surtout ses yeux : ouverts, vivants, planètes d’un gris de Payne, ce bleu secret bien trempé qui repose dans les flaques en attente de la marée, paupières reconnaissables entre mille paupières, jusqu’au petit tremblement de fatigue au coin de l’œil. » C’est beau « ce bleu secret bien trempé qui repose dans les flaques en attente de la marée, » Merci