De Paulette, je sais le désir d’être aimée, plus fort que l’envie d’aimer à son tour ; la force de refouler les souvenirs de souffrance pour en faire des confettis éparpillés dans le lointain, semés au fil des voyages – Rouen, Strasbourg, München, Berg-am-Leim, Paris, Lyon, Ile de Ré, Annecy, Genève, je ferai le compte plus tard de tous les passages de frontières, de chaque visa apposé sur les trois passeports ; la hargne avec laquelle les mots et les regards ont blessé plus fragiles, plus aimant·es, moins abimé·es, en retour du boomerang acéré qu’elle avait envoyé avec autant de force que le poids de quatre (six ?) kilos de juillet 48 à Londres, ou plus habilement expédié vers la marque la plus lointaine en 51, 52, 53 ou 55 (Budapest, Turin, Colombes, Strasbourg, lieux et dates se mélangent en un kaléidoscope de médailles et d’articles de journaux) ; l’envie de préserver quelques traces des plus belles années, quand garder photos et coupures de presse pouvait être synonyme de gloire éternelle, ne fut-ce que d’avoir tutoyé à quelques reprises le succès sur les marches de podiums ou aux côtés de celles qui y montaient sans lui laisser de place ; l’entretien minutieux de sa relation à la nature et ses invisibles ondes d’amour ou de résilience, qui feront de Paulette cette belle personne, amie des animaux, défenseure d’un art de vivre simple et respectueux des éléments, du cours du temps et de chaque être vivant ; les souffrances physiques, la vision de son corps puissant et malmené vers la victoire, autrefois si vaillant qu’elle en avait presque honte, comme un outrage à sa volonté d’être acceptable dans un monde harmonieux, elle qui dépassait d’une tête et de sa largeur les standards féminins, cette carcasse qui à partir d’un âge pas si avancé sera défaillant, lâche face aux attaques du temps, des maltraitances passées et des hasards de la médecine ; l’attrait pour la connaissance, d’elle-même et de l’univers, les dizaines de livres et de revues s’empilant dans la vaste bibliothèque construite sur mesure pour affirmer sa volonté de préserver cette science, ce savoir, ces velléités d’être au monde en sachante ; son goût pour la photo, de la prise de vue à la forme finale en passant par la révélation dans le secret de la salle de bains aux fenêtres occultées et porte barricadée d’un « interdit d’entrer » qui marquera une nouvelle frontière entre elle et les autres, celles et ceux qui voulaient l’aimer, lui apporter tendresse et apaisement, chasser de son regard et de ses gestes l’animosité sous-jacente à tous ses actes et paroles, hélas.
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C’est moi, le reporter sportif de la gazette du club d’athlétisme local. J’ai rencontré la semaine passée une brunette qu’on s’accordait déjà à dire fort jolie à sa naissance en mars 1926, en terre alsacienne. De robuste constitution, elle ne devait pas tarder à manifester, nous a-t-il été rapporté, son tempérament par force cris – histoire de se faire des poumons. Cela fait vingt-cinq ans, et Paulette n’a depuis jamais pu s’empêcher de crier contre tout et contre tous. Elle a un caractère, ce qui vaut infiniment mieux que de n’en point avoir. Cela peut certes valoir quelques désagréments et ceux-ci ne lui ont pas été ménagés. De Berg-am-Leim à Paris, d’Aubervilliers à Lyon, ses années de jeune adulte furent parsemées d’embûches et de recommencements. Après le saut en hauteur et le 200 mètres, elle se perfectionne en lancer du poids et du disque, se passionne pour le ski, poursuit des études de monitrice d’éducation physique et est sélectionnée pour les J.O. de Londres de 1948. Elle projette maintenant de préparer les Jeux d’Helsinki en participant cette année aux trois matches de l’équipe de France contre la Hollande, l’Angleterre et l’Italie, et atteindre 13m.50 au poids et 38m. au disque. Paulette saura toujours ce qu’elle veut et manifestera toujours joies et peines. Ce sera une éternelle bretteuse, attaquant de taille et d’estoc. Lorsque les coups arrivent, ils peuvent faire mal. Du moins les voit-on partir, franchement. On doit l’aimer comme elle est, car il ne saurait être question de la changer. « Ah, si j’avais le style de Denise ! » nous disait-elle. Et Denise, présente, lui répliqua : « Ah, si j’avais ton « jus » ! ». Le style viendra avant que ne passe le « jus » et nous enregistrerons de nouveaux records de Paulette.
J’écris l’histoire d’une femme qui n’a pas enfanté. Paulette a aimé, pleuré, chanté, bien ri aussi et beaucoup enduré, sans connaître la puissance, la tendresse ou l’angoisse, la répulsion parfois, ces sentiments étranges que procure à sa mère un être sorti de sa chair.
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Pendant la dernière cérémonie, celle de l’adieu à l’être aimé, on l’entend lui rappeler son serment : « Il te faudra savoir, Paulette, quand tu prendras ma main | Les jours lointains où je n’aurai plus souffle, ni tendresse ni amour. | Il te faudra penser, avant de m’embrasser, au jour de l’au revoir, au dernier moment Là. | Il y aura quelques fleurs rose-parme | Un ou deux soucis jaunes | des chrysanthèmes | Peut-être ? »
Les voix encerclant le personnage sont magnifiques ! Beaucoup aimé ce personnage à travers leurs yeux/mots !
merci de m’avoir lue Helena !
oui, moi aussi je la découvre à travers l’atelier, c’est puissant !