Il s’agit d’un secret que nul ne partage. On n’en parle pas. On se tait et on le tait. Elle est là, sur un de ces fauteuils à l’assise en paille tressée, en bois roux, presque noir ils en avaient ramené deux ou trois dans le cadre, elle et lui, il y avait aussi six chaises de la même fabrication, autour de la table de la salle à manger, au premier. En bois presque noir et lourd, les pieds ouvragés, légèrement courbes. Qui simuleraient ceux de quelque animal, griffon, sphinge, fauve. Elle est assise là, dans sa chambre, au deuxième étage de cette maison de briques, dans leur chambre, à elle et lui, les coudes aux genoux et le visage dans les mains. Dehors il fait froid, la neige, les congères, les caniveaux gelés, les traces des autos et des chevaux – il y a encore des chevaux, de ceux, boulonnais, qui tirent des chariots emplis de sacs de boulets de charbon, qu’on livre par tonne, dans la cave, au rez-de-chaussée. Elle est là, seule, dans sa chambre, la porte poussée. Les enfants, ses enfants, leurs enfants sont à l’école, il doit être une heure, peut-être deux, elle est assise ses coudes aux genoux, dans ses mains ouvertes son visage, aux pieds ses chaussons, de la laine, des chaussettes aussi, le froid, le chauffage central qu’il faut relancer tous les matins, dans la cave, à la pelle, lui au travail, au loin, dans la zone industrielle, à l’usine nouvellement ouverte, elle là, dans cette maison de briques rouges qui marque un coin, sur ce fauteuil inconfortable, ce genre de meubles qui se trouvent dans les pays chauds, seule, une ville hostile parce que différente, sans animosité mais cependant sans amies sans parents autre que sa progéniture et son mari, elle est là, le ménage, la cuisine, la lessive qui ne sèche que mal, et elle, là, seule à n’attendre plus rien. Elle, quelque fois je me suis demandé son âge, à cette époque-là, cet hiver-là, le premier où la neige tombait et où elle avait tellement aimé voir ce spectacle inouï (elle l’avait déjà vue au cinéma, « Monsieur Smith au sénat » par exemple ou quelque autre comédie dont elle ne se souvenait plus), elle l’a déjà vue cette neige, et sait parfaitement son existence : seulement, ce qu’elle avait en rêve, en fantasme, en imagination, c’était, à grandes pelletées, de l’enlever du chemin, mais dans ces rêves-là il n’était pas question de gants ou de grosses chaussures épaisses étanches fourrées, non, il n’y avait que le geste et le sourire et la joie, probablement reprise de Jean Arthur, la joie de ces grands gestes, et la neige qu’on déplace et le chemin dégagé – rien du froid, rien des gerçures morsures engelures, il n’y avait que la joie sans cette fumée ce souffle cette vapeur froide qui sort de la bouche ces ahanements et ces morceaux de glace, ces tas de boue gelée et le passage des autos qui les font gicler et la nuit qui tombe à trois heures et demie et le chauffage qui ne marche que mal, les boulets la pelle ce noir qui s’insinue sous les ongles, surtout ce froid insistant tenace implacable, surtout. Elle renifle, doucement sur ses joues passe ses mains puis se lisse les cheveux, je n’ai pas souvenir qu’elle se les soit jamais attachés, elle se reprend puis se lève, redescend dans la cave, met ses gants de ménage, chausse ces bottillons informes, empoigne la pelle et finit son ouvrage, devant la porte du garage, en vrai tout est différent, et ne serait-ce que de l’écrire lui donne un goût particulier, inutilement sublimé, ce n’est pas qu’elle déteste cette ville ou cette vie, ou ceux qui, avec elle, y sont venus et la partagent, ce n’est pas que ce froid l’horripile (un peu tout de même) mais c’est surtout que ça ne correspond à rien de ce qu’elle en aurait aimé ressentir nulle joie, nulle grâce brio panache ou quoi que ce soit de cet ordre – de la même manière, lorsque à grande eau elle avait nettoyé, à l’été, comme elle le faisait ailleurs, les escaliers de pierre grise de cette maison, avec les enfants qui jouaient dans l’eau, qui s’amusaient et qu’elle grondait gentiment : de la même manière cette eau-là ne sécherait jamais. Plus tard, elle rentrerait, elle irait dans la cuisine, la porte fenêtre qui donne sur le jardin légèrement entr’ouverte, elle allumerait une cigarette, et regarderait la couche blanche duveteuse qui recouvre tout, des années plus tard, Adamo chantant sa chanson triste la fera sourire, elle aura pris une certaine habitude, ils auront, elle et lui, décidé de l’achat d’une chaudière au fuel, dans la salle à manger lui et elle auront fait installer un chauffage d’appoint au gaz dans la cheminée qui n’a jamais fonctionné, elle lui aura parlé de ce froid et lui l’aura regardée avec ce petit sourire qu’elle aimait provoquer, des années et des années plus tard, évidemment ailleurs elle se souviendra, j’en suis certain, dans son appartement qui donne sur une cour où jamais ne vient la lumière du soleil, elle aura le souvenir de cette neige, et mettant ses vêtements chauds (elle fait les soldes sur le faubourg avec sa sœur), de prix, confortables, bien plus tard, lorsqu’il aura depuis bien longtemps disparu, dans cette petite rue, un jour d’avril, elle aura pris mon bras pour me dire ce secret qu’on ne divulgue à personne, jamais, et que nul ne peut partager.
Un très beau texte, bravo. Ce n’est pas un texte nostalgique, bien sûr le temps est passé, mais le passé est présent dans ce texte, et l’évocation de ce présent qui pense au passé est très réussi.
merci à toi, mon Laulau (c’est comme ça que j’appelle mon voisin, qui a le même prénom que toi – je me permets,j’outrepasse, mais merci à toi)
Beau et fragile comme un secret de vieille dame, oui !
Quelle merveille !
Merci Helena – content que ce texte te plaise…
@Gwenn : Oui ? C’est que ça n’a jamais été une vieille dame… pour moi…merci à toi Gwenn
J’aime particulièrement comment vous rendez le surgissement du réel, âpre, rude, si loin d’une neige fantasmée.