#été 2023 #05 | Réunion de quartier. Deux versions

Codicille : J’avais d’abord fait une version réduite, compressée, mais améliorée, je l’ignore. Pour ceux qui l’ont demandée, voici en seconde partie la version longue d’origine.

Version courte

« À lui qu’il est maintenant, le terrain, c’est sûr ! » On comprend mal ce qu’il dit, à cause de sa barbe pas soignée. Elle lui donne l’air d’un vieux loup de mer, c’est ce que se dit la journaliste, il sera parfait, à l’image on comprendra tout de suite qu’il est bien du coin, comme les gens s’imaginent les anciens pécheurs.

Elle a trop chaud avec son pull et son ciré. Elle râle. C’est vrai qu’ici il faudrait avoir constamment son dressing à portée de mains pour être vêtu en adéquation avec le temps. Il n’arrête pas de changer. Mais ils sont venus à quatre et dans la voiture il faut toujours en priorité caser tout le matériel. Après c’est à peine si on peut encore s’asseoir. Elle sent la sueur sous ses aisselles. Elle peste. Et ses nouvelles bottes vont être foutues. Comment pouvait-elle prévoir qu’il y aurait du sable jusqu’ici dans l’allée. Ses talons s’y enfoncent et lui donnent un air chancelant. Pour faire parler les gens d’ici, il est préférable de ne pas rappeler qu’on vient de Paris. Julien la suit avec le gros micro.

Il sort de sa voiture. Une Q9 foncée. Même s’il aurait préféré une Ferrari rouge. Son rêve de gosse. Mais avec son métier ce n’est pas possible. Les gens ici n’aiment pas la réussite. À la retraite peut-être. Mais il retarde sans cesse le moment de la prendre. Et avec cette opération-ci, il va être occupé pendant encore quelques paires d’années. Ils sont déjà en place. Des chacals qui veulent sa peau. Faudrait les voir à sa place. Pire, ils feraient, il en est sûr. Ils forment un cercle disparate, assez large. Ils vont se rapprocher de lui. Déjà il voit le mouvement s’amorcer. Une nana avec un micro tendu vers le vieux Léon. Faut toujours se méfier de ce qu’il peut dire. Il en connaît des choses depuis ces années à fourrer son nez partout. Il passe sa main dans ses cheveux qui sont encore fournis pour son âge et cette idée lui donne toujours un surplus d’assurance. C’est pas qu’il en ait vraiment besoin. D’instinct il s’adapte à son interlocuteur. Il tient cela de sa mère. Cette fois comme toutes les autres. Il alternera sourire et poignée de mains avec phrase cinglante si en face il tombe sur trop d’adversité. D’une seule répartie, il coupe la tête qui sort du lot, menace aussitôt éradiquée.

Il nous a serré la main. À chacun de nous. Un par un. Ici tout le monde le connaît. Son nom est sur tous les panneaux d’affichage. Foliot et Century 21 essaient bien de lui voler quelque part de marché, mais depuis des années le boss dans le coin, c’est lui. Des gars comme lui j’en ai connu, depuis les années que je suis au conseil municipal. Il connaît tous les politicards qui ont des décisions à prendre. Ils mangent ensemble régulièrement. C’est là qu’ils décident de l’urbanisation. Ici on n’a pas le droit. À cause de la loi littorale. De toute façon c’est inondable, il n’y a qu’à aller en mairie consulter le PLU. Les journalistes sont autour de Léon, mais dès qu’ils ont vu l’autre sortir de sa grosse bagnole, ils se sont détournés de lui, tu as vu à quelle vitesse.

Elle le trouve bel homme. Un beau sourire quand il lui a serré la main. C’est pour ça qu’elle se sent en confiance. Son mari est légèrement derrière elle. Il en a assez de l’entendre rouspéter après ce projet immobilier toute la journée. Il lui a dit, ben tu n’auras qu’à y aller et à lui dire à l’autre tout ce que tu n’arrêtes pas de me répéter. Moi j’y peux rien. C’est le jour J, elle se lance. Le micro poilu qui se tend vers elle la laisse un instant sans voix. Elle a perdu les jolies phrases qu’elle avait préparées.  « C’est nous qui avons la villa derrière. Avec votre immeuble nous, on ne verra plus la mer ? » Mortifiée lorsqu’elle s’entendra à la TV, son ton geignard la poursuivra longtemps. Sa détestation du bonhomme s’en trouvera accrue. A cause aussi de ce qu’il lui répond aussi, mais cette réplique-là sera coupée au montage. Son acharnement et son implication en seront renforcés, faire circuler la pétition, la faire mettre sur Internet.  

Quelqu’un qu’on ne voit pas lance « Le terrain sera inévitablement recouvert, dans les années à venir. C’est débile, voire criminel, de construire à cet endroit. » La foule comme s’imprégnant de ce sursaut de révolte, solidaire et hostile.

« Il est où d’ailleurs, le maire ? Il n’a pas les couilles pour venir nous parler, marmonne le vieux Léon. » Pas assez bas pour que ses paroles échappent à la journaliste.

« Mais où est Monsieur le Maire, demande la journaliste, au moment où a lieu cette importante réunion entre le promoteur du projet et les habitants du quartier. »

Un bruit de voiture. Tous les visages se tournent dans la direction du moteur. C’est le maire qui arrive. Il ne roule pas à l’électrique. Écolo, mais pas fou. En retard comme d’habitude. Comme besoin de faire une entrée remarquée. Arriver dans le vif du sujet. Ennuyé par la mise en place du dispositif. Il n’a pas que ça à faire. Les gens ici n’y voient qu’un manque de respect. Il a pourtant été réélu. La preuve que lui aussi possède l’art de serrer les mains. Des années que l’opposition essaie de lui souffler la place.

Lui, il est resté en dehors du cercle. À l’arrière. Il les observe. Évalue chacun d’eux. Il sait qu’il a trouvé un moyen de se renseigner à propos de celle qu’il nomme la photographe. Il apprendra où ils ont enfermé le sourd-muet. Et il connaît le langage qui n’a pas besoin de parole. Il reprend espoir.

Version longue sans copier coller. Zone inondable.

« A lui qu’il est maintenant le terrain, c’est sûr ! Le terrain est à lui, je vous dis. Le connaissant, il est allé faire signer le fils à la Micheline. Ben, là où qu’il est à cette heure. Là où on l’a fourgué à la mort de sa mère. Les mêmes gens qui avaient appelé les services sociaux. Pour l’aider, ils ont dit. Pour le faire déguerpir, oui. Je vous le dis. A l’hospice, qu’il est maintenant .» On comprend mal ce qu’il dit, à cause de sa barbe pas soignée. Elle lui donne l’air d’un vieux loup de mer, c’est ce qu’elle se dit, la journaliste, il sera parfait, on comprend tout de suite qu’il est bien du coin, comme les gens s’imaginent les anciens pécheurs. Elle se demande si on pourra garder cet extrait au montage. Est-ce qu’à l’écran les gens comprendront ce qu’il baragouine. Même elle, elle a du mal. Faudra juste rajouter les sous-titres. Encore une complication, dira Julien, mais elle vise la perfection chaque fois. On est professionnel ou on ne l’est pas. Elle a trop chaud avec son pull et son ciré. Elle râle. C’est vrai qu’ici il faudrait avoir constamment son dressing à portée de mains pour être vêtu en adéquation avec le temps. Il n’arrête pas de changer. Mais ils sont venus à quatre et dans la voiture il faut toujours en priorité caser tout le matériel. Après c’est à peine si on peut encore s’asseoir. Elle sent la sueur sous ses aisselles. Elle peste. Et ses nouvelles bottes vont être foutues. Comment pouvait-elle prévoir qu’il y aurait du sable jusqu’ici dans l’allée. Ses talons s’y enfoncent et lui donnent un air chancelant. Pour faire parler les gens d’ici, il est préférable de ne pas rappeler qu’on vient de Paris. Julien la suit avec le gros micro. C’est ce qui avait été décidé. Elle regrette son micro sans fil. Elle aime la sensation d’avoir quelque chose à quoi se raccrocher.

Il sort de sa voiture. Une Q9 foncée. Même s’il aurait préféré une ferrari rouge. Son rêve de gosse. Mais avec son métier ce n’est pas possible. Les gens ici n’aiment pas la réussite. A la retraite peut-être. Mais il retarde sans cesse le moment de la prendre. Et avec cette opération-ci, il va être occupé pendant encore quelques paires d’années. Ils sont déjà en place. Des chacals qui veulent sa peau. Faudrait les voir à sa place. Pire ils feraient, il en est sûr. Ils forment un cercle disparate, assez large. Ils vont se rapprocher de lui. Déjà il voit le mouvement s’amorcer. Une nana avec un micro tendu vers le vieux Léon. Faut toujours se méfier de ce qu’il peut dire. Il en connaît des choses depuis ces années à fourrer son nez partout. Il passe sa main dans ses cheveux qui sont encore fournis pour son âge et cette idée lui donne toujours un surplus d’assurance. C’est pas qu’il en ait vraiment besoin. D’instinct il s’adapte à son interlocuteur. Il tient cela de sa mère. Cette fois comme toutes les autres. Il alternera sourire et poignée de mains avec phrase cinglante si en face il tombe sur trop d’adversité. D’une seule répartie il coupe la tête qui sort du lot, menace aussitôt éradiquée. Mais cela, c’est en tout dernier recours. Il préfère user de son charme, c’est son meilleur atout. Il est bel homme encore et il sait en jouer.

Il nous a serré la main. A chacun de nous. Un par un. Ici tout le monde le connaît. Son nom est sur tous les panneaux d’affichage. Folliot et Century 21 essaient bien de lui voler quelque part de marché, mais depuis des années le boss dans le coin, c’est lui. Des gars comme lui j’en ai connu, depuis les années que je suis au conseil municipal. Il connaît tous les politicards qui ont des décisions à prendre. Ils mangent ensemble régulièrement. C’est là qu’ils décident de l’urbanisation. Ici on n’a pas le droit. A cause de la loi littoral. De toute façon c’est inondable, il n’y a qu’à aller en mairie consulter le PLU. Les journalistes sont autour de Léon, mais dès qu’ils ont vu l’autre sortir de sa grosse bagnole, ils se sont détournés de lui, tu as vu à quelle vitesse.

Elle le trouve bel homme. Un beau sourire quand il lui a serré la main. C’est pour ça qu’elle se sent en confiance. Son mari est légèrement derrière elle. Il en a assez de l’entendre rouspéter après ce projet immobilier toute la journée. Il lui a dit, ben tu n’auras qu’à y aller et à lui dire tout ce que tu n’arrêtes pas de me répéter à l’autre. Moi j’y peux rien. C’est le jour J, elle se lance. Le micro poilu qui se tend vers elle la laisse un instant sans voix. Elle a perdu les jolies phrases qu’elle avait préparées.  « C’est nous qui avons la villa derrière. Avec votre immeuble nous, on ne verra plus la mer ? » Mortifiée lorsqu’elle s’entendra à la TV, son ton geignard la poursuivra longtemps. Sa détestation du bonhomme s’en trouvera accrue. Son acharnement et son implication pour faire signer la pétition, la faire mettre sur internet. 

Tous les regards sont tournés vers lui qui commence par éclairer son visage d’un sourire. Sa voix est douce. Au début il est calme. Il ne veut heurter personne. Au début. « Madame lorsqu’on achète en bordure d’un terrain qui n’est pas encore construit, c’est le risque inévitable que l’on prend. Lorsque vous avez fait construire, vous avez dû également voler la vue mer à ceux qui étaient derrière. Vous ont-ils fait un procès ? »

Quelqu’un qu’on ne voit pas lance « Le terrain sera inévitablement recouvert, dans les années à venir. C’est débile voire criminel de construire à cet endroit. » La foule comme s’imprégnant de ce sursaut de révolte, solidaire et hostile.

« Cher Monsieur, à qui ai-je l’honneur, vous ne vous êtes pas présenté.  Mouvement de foule pour laisser la caméra filmer le visage de celui qui vient de parler. Cher Monsieur, pas plus débile, comme vous dites, que là où est située votre maison qui elle n’a pas été construite en tenant compte de l’évolution du niveau de la mer. Et une étude a été mandatée afin d’évaluer les risques et prendre toutes les mesures nécessaires. Nous ne monterons pas plus haut que R+3, ce qui en rapport au terrain disponible, ne représente pas une densification importante. Nous avons étudié le projet avec le maire. Il est furieux qu’on l’accuse de vouloir tout bétonner. »

« Il est où d’ailleurs ? Il n’a pas les couilles pour venir nous parler, marmonne le vieux Léon. » Pas assez bas pour que ses paroles échappent à la journaliste.

« Où est-il, demande la journaliste, où est Monsieur le Maire, au moment où a lieu cette importante réunion entre le promoteur du projet et les habitants du quartier. »

Un bruit de voiture. Tous les visages se tournent dans la direction du moteur. C’est le maire qui arrive. Il ne roule pas à l’électrique. Ecolo, mais pas fou. En retard comme d’habitude. Comme besoin de faire une entrée remarquée. Arriver dans le vif du sujet. Ennuyé par la mise en place du dispositif. Il n’a pas que ça à faire. Les gens ici n’y voient qu’un manque de respect. Il a pourtant été réélu. La preuve que lui aussi possède l’art de serrer les mains. Des années que l’opposition essaie de lui souffler la place.

Lui il est resté en dehors du cercle. A l’arrière. Il les observe. Evalue chacun d’eux. Il sait qu’il a trouvé un moyen de se renseigner à propos de celle qu’il nomme la photographe. Il apprendra où ils ont enfermé le sourd muet. Et il connaît le langage qui n’a pas besoin de parole. Il reprend espoir.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

3 commentaires à propos de “#été 2023 #05 | Réunion de quartier. Deux versions”

  1. Peut-être intéressant de découvrir la version longue, même si cette version se lit d’un trait, la scène, tous ses protagonistes, les oppositions de classes, la réussite… bien senti l’homme hardi : « ben tu n’auras qu’à y aller et à lui dire à l’autre tout ce que tu n’arrêtes pas de me répéter »

  2. ça tient parfaitement la route
    toujours ton art des détails à la Sarraute « ah mes chaussures vont être foutues » ou « elle le trouve bel homme », ce qui prête à sourire
    superbe je trouve… et très équilibré en fait dans cette version…
    merci Anne

  3. « C’est vrai qu’ici il faudrait avoir constamment son dressing à portée de mains pour être vêtu en adéquation avec le temps. »
    Grand plaisir de lecture. On y est dans ces échanges ponctués de phrases qui me séduisent dans leur simplicité et qui collent à la vie.
    Merci Anne