#été2023 #05 | à l’aveugle

J’ai laissé tomber l’avenir fin décembre, on pense à l’influence des anciennes connaissances, on pense à la disparition des amis je me souviens ce taxi qui s’en va sur l’avenue, passant devant le concessionnaire de voitures de luxe – je me souviens et peut-être que de toute la vie jamais je ne le reverrai – j’ai cette appréhension, et puis le temps en est passé, sûrement mais c’est aussi que ces jours sont les mêmes que ceux de soixante-douze (le treize tombait aussi un jeudi), j’ai beau parler d’elle, c’est aussi lui qui revient – elle était partie ces jours-là, il me semble me souvenir qu’il y avait sa mère à lui, étais-je seul alors avec elle ? Je n’ai pas de souvenir y avait-il les filles ? mon frère ? Je ne me souviens de rien – je me souviens d’être passé dans la navette le jour où il disparut, sur le boulevard, la navette revenait à vide et lui s’en allait, je n’en savais rien et l’ambulance l’emportait. Il me semble me souvenir que mon frère vivait alors à Paris, chez un de nos oncles, son frère, boulevard Flandrin quelque chose – je ne me souviens du calot bleu et or qu’il portait cet oncle-là (je n’ai jamais compté, mais on devait en avoir six ou huit, alliances et mésalliances comprises) à son enterrement et de son regard triste quand il souriait en m’invitant à manger sur les boulevards – ses cheveux bouclés et blonds – ses yeux bleus, et Billie Holyday chante « tout de moi » – et puis « une andalouse au cœur insoumis » tout le temps, ensemble, tout le temps – il y avait cette idée qui les unissait, ou alors j’invente, mais dans ces matières il est bon d’inventer, on appelle ça (parfois, quand on parle de ça) le roman familial : pour l’enjoliver il suffit de l’écrire – cette idée de l’amour – et que l’écriture sublime comme elle le fait de toute les choses et des gens, mais sont-ce vraiment des gens que ceux qui nous conçurent ? Je ne suis pas certain. J’avance à l’aveugle et dans ces cas-là, on tend devant soi ses bras et ses mains et ses doigts, lentement on avance et des pieds (peut-être d’abord) on cherche son assise, un aplomb on regarde mais sans rien voir. Il se peut aussi qu’on sente une odeur, quelque chose de moisi le plus souvent, de la poussière, des relents de quelque chose. Ça se peut. Ça a tendance à se décomposer, comme ce qu’on en retient, il faut vite tenter de s’en souvenir, tenter de l’écrire et d’en faire part pour, des choses, en faire la part. Elle, elle devait être partie avec lui (je me souviens de ces ambulanciers qui riaient, le petit camion blanc et bleu fonçait vitres teintées et sirènes probables feu clignotant, elle était allongée, dans ma main j’avais la sienne et je regardai défiler les tours de la Défense verres et aciers comme ils savent si bien le faire, je crois qu’elle avait les yeux fermées) et les types riaient mais elle n’allait pas bien, il faut pousser du pied les choses qui nous gênent sinon elles nous feraient choir de notre superbe, il se peut que ce soit de ce jour que datent et mon dégoût et ma haine de cette corporation – c’est bien inutile une telle haine, je ne vais pas la laisser là – un peu comme celle qui me prend envers les taxis – et je devais travailler alors, enfin ce jour-là qui était le même qu’aujourd’hui, j’étais au dépôt certainement, en train de compter ou de décompter et de reporter ou simplement de porter au kardex les chiffres quelconques de quelques livraisons ou départs, je ne sais plus exactement et ça n’a aucune importance ou du moins je ne le crois pas et je ne m’en souviens pas, et rentrant ce soir-là comme tous les soirs de tous ces mois d’été sans vacances de ces années-là, vers six heures et demie, il n’y avait là plus personne. Et puis le jour de la fête nationale, et puis les jours suivants, et puis encore je ne les ai plus revus, lui, de jamais, et elle de ce jour – ce devait être le mardi ou le mercredi suivant, non, c’est le 20 qu’il disparut, le jeudi suivant donc, elle était dans la cour du dépôt, j’étais en bleu j’avais à faire, on mangeait je me souviens on en était au dessert, puis on m’appela, elle était là, derrière elle l’Opel Manta, verte, et au dessus dans les ciels bleu acier un soleil qui braillait l’été, il était une heure et quart. Le même qu’aujourd’hui, oui. Oui. Oui, sans doute est-ce depuis lors que cette saison, non, vraiment non

comme c'est atelier et que je viens de lire le texte (magnifique, certes) qu'a répertorié en 5 non-bis une de mes chères amies (Christine Jeanney) je m'en empare aussi - intitule (je ne connais pas la teneur des consignes en bis,j'ai quelquefois le sentiment de me trouver ici en contrebandier (Moonfleet n'est pas loin) (Fritz Lang est mon favori,ou l'un des) dans une espèce de parallèle continue des choses écrites pour cette session d'atelier - plus ou moins, mais puisque c'était sur le bureau et que ça attendait   

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

6 commentaires à propos de “#été2023 #05 | à l’aveugle”

  1. oui il est très beau le texte de Christine et on aime bien celui-ci aussi, toujours cette faculté à fouiller le souvenir qui interroge quand à ton rapport au temps et à l’image. Fouiller c’est se replier, se poser, se récapituler, segmenter, faire un temps d’arrêt, je me demande à quel type de rythme personnel, cela renvoie.

  2. (et pas de point final) (je ne sais pas comment tu fais, à chaque fois c’est proche, c’est intime, et quand je lis « c’est le 20 qu’il a disparu », les yeux bleus et Billie Holiday, c’est du deuil, du deuil, pour nous aussi) Merci

  3. je me suis laissée faire, peu importe que tu aies su ou non la contrainte et le champ de l’exercice, je n’ai pas cherché les quatre voix ou les quatre témoins, j’ai lu, j’ai glissé dans ton texte et tes mots m’ont parlé, je ne peux pas te dire mieux…

  4. faudra que j’aille lire le texte de Christine, pas le temps là tout de suite et ne lis que quand j’ai pu écrire
    mais très très beau le votre (et me comble de honte, passée à côté et trop sérieux de sans intérêt le mien…le savais – suis mal partie moi 🙂
    merci