Assise face à la table de la cuisine, ses doigts fins d’encore fillette, roulent par habitude de petites boules de mie qui sont restées abandonnées sur la nappe. Antoinette les rassemble maladroitement avec le reste des miettes, passe le tranchant de sa main droite à les rapprocher du bord de la table, repousse l’amas de miettes dans l’autre main en position de coupe, et reste là à fixer ces déchets avec des larmes plein les yeux. Ces larmes qui n’ont pas pu vraiment couler au cimetière face à la béance où son père Antonio a été confié. La question qu’elle se pose pour l’instant, c’est que faire de ces miettes de pain : les jeter dans la poubelle ( mais c’est dommage), les manger (mais elle ne peut rien avaler aujourd’hui) ou les jeter par la fenêtre dans la cour pour les oiseaux (cela ferait des heureux). Ce temps d’incertitude ne peut que faire écho aux doutes qui planent sur son avenir proche. Sa mère est très malade, la tuberculose vient d’emporter son père, et ravage sa mère avec de telles forces que l’espoir n’est plus de mise. Elle tourne son regard vers son petit frère René assis dans un coin de la pièce.
Lui aussi est reclus dans de sombres pensées. Il a sorti de la poche de son pantalon de petits cailloux, sans doute ramassés au cimetière, qu’il étale devant lui, tentant de réaliser quelque forme, un cercle dans lequel il déposera une pierre plus grosse. Il ne dit rien depuis plusieurs jours, mais il triture entre ses doigts des bouts de papier, des cailloux, des morceaux de tissu, sa vie…Il est pétri de peur, il a entendu des bribes de mots ; il n’a pas tout compris ; on lui a parlé de vacances à la campagne, mais il n’est pas idiot il sait bien que les vacances ne sont pas encore là, c’est le mois d’avril, et que lui il voudrait juste que tout soit comme avant, même qu’il serait sage ça il le promet ; il a bien compris, c’est sûr plus de bêtises, jamais. Dans sa tête les pensées roulent, et il n’a pas de pierre de lune pour lui accorder un peu de clairvoyance, et lui laisser entrevoir un peu de ce qu’il va arriver dans les jours à venir. Les regards d’Antoinette et de René se croisent. Par chance et par nécessité.
Cesira la sœur aînée sait. Mais elle n’arrive pas à leur dire. Elle fuit leurs regards. Elle n’a pas les mots. Elle sait la fin proche de sa mère. On ne doit pas l’approcher, et l’on ne peut trouver de réconfort qu’en soi. Et on ne sait pas faire. Cela se soulève en elle, cela l’écrase, mais il n’y a pas de place pour une quelconque révolte. C’est ainsi. Son baluchon est préparé, elle n’a pas eu grand-chose à y mettre. Elle sait qu’elle part ce soir, qu’on lui a trouvé une place pour un travail, elle n’a compris ni où ni pour faire quoi. Elle pense qu’elle ne reverra pas sa mère. Il faut faire avec, lui a-t-on dit, alors elle essaye, avec les poings fermés qui pendent au bout de ses bras. C’est déjà un miracle que vous ne soyez pas malades lui a-t-on dit aussi, alors se réjouir de cela et s’accrocher à la rampe de la vie. Elle voudrait se raccrocher à des souvenirs, avant la maladie, quand ils tentaient d’être heureux… De son pays natal elle cherche à se souvenir, mais quand elle est partie elle n’avait que 8 ans et n’y est jamais retournée. Entre deux vêtements elle a glissé une photo de ses parents et elle, bébé, devant la maison de ses grands-parents maternels, morts eux aussi. Depuis quelques temps elle a compris également que dans cette vie, mieux vaut ne pas être trop sensible.
La dame au chignon bien serré avec ses quelques mèches blanches, s’approche d’Antoinette et de René et tente de leur dire ce qu’ils n’entendent pas. On va les conduire à la campagne dans un village de Haute-Loire ; leur maman ne peut pas s’occuper d’eux pour l’instant il faut qu’elle se soigne, et puis il ne faut pas que vous tombiez malades vous aussi. Vous resterez tous les deux jusqu’à ce que votre maman guérisse ; dans cette maison, c’est très joli vous verrez, il y a une rivière tout près et vous pourrez jouer avec d’autres enfants. Les pensées d’Antoinette se font plus sombres, elle serre dans sa main l’amas de miettes et court le jeter par la fenêtre. René s’enferme dans son mutisme, ramasse les pierres qui sont au sol et va se saisir de la main de sa sœur. Cesira apporte un petit sac où elle a rangé quelques vêtements pour chacun et serre sa sœur et son frère contre elle. Allons allons dit la dame au chignon, il nous faut partir, je viens avec vous dans le car, il ne faut pas le rater. Dites adieu à votre mère mais ne l’embrassez pas. Et allons, vite.
La mère, recluse au fond de la pièce dans un mauvais fauteuil, sent ses forces l’abandonner. Elle sait, elle a vu l’évolution de la maladie chez Antonio et n’a plus d’illusions sur son sort. Elle a fait ce qu’elle a pu pour ses enfants. Et elle ne les prendra pas entre ses bras, elle sait c’est pour leur bien ; elle murmure quelques mots d’encouragement mais une grande ombre la recouvre déjà. L’oubli refermera ses portes sous peu.