De Vania nous ne savons que peu de choses mais nous nous les sommes racontées maintes fois. La grand-mère en parlait déjà peu. Quand il est mort elle en parla encore moins. Ma mère n’en parlait pas beaucoup non plus. Quand à ses frères il était rare qu’ils l’évoquent autrement qu’à la façon d’un meuble que l’on a l’habitude de voir et qui crée une petite sensation bizarre quand il disparait du champs de vision. Quelque chose est changé dans la pièce mais on a à peine le temps de mettre le doigt dessus qu’on sera passé à autre chose. En fait il n’y a sans doute que moi seul qui me suis raconté à moi-meme ce peu de choses sur Vania.
Vania est cet homme avec qui leur mère vit depuis que leur vrai père est mort. Des trois frères de ma mère aucun ne semble avoir été le plus proche de lui qu’Henri. Mais cette proximité était tout au plus géographique puisqu’après son hémiplégie Henri s’est installé chez eux. Même lorsque notre mère nous amenait mon frère et moi à La Varenne Chenneviere, Henri ne sortait presque pas de la chambre où il logeait. Il venait nous saluer, me jetait quelques propos obscènes quant à mes hypothétiques masturbations , où encore sur un soi-disant fabuleux tableau de chasse que j’eus amassé et où était accrochées comme des têtes réduites une drôle de collection de petites salopes dévergondées. Il se bidonne en disant tout ça, « c’est pour rire mon pote fais pas ta pucelle » Soi-disant. Pour Henri ça ne fait pas un pli, je suis un fils de bourges donc d’autorité forcément un hypocrite doublé d’un queutard forcené. Au début je l’avais eu plutôt mauvaise, c’est quand même un de mes oncles, un des frères de ma mère, après tout ce qu’ils ont traversé… je suis plutôt un brin marri par cette vision dégradante en ce qui me concerne , puis j’apprends peu à peu qu’il traite tout le monde ainsi, y compris sa soeur, ma mère et même sa propre mère ma grand-mère. C’est à un point tel ce mépris que nous ne l’invitons jamais à Limeil quand mon père est là. Ca ferait du grabuge. Pour mon père ca ne fait pas un pli Henri est un raté, il a eu de l’or dans les mains comme soudeur de haut vol et il aurait largement pu mettre toute sa famille à l’abri s’il s’était décidé à s’ôter les doigts du cul et à cesser ses revendications syndicales permanentes et s’il avait surtout été moins con. Ma mère lui trouve cependant des circonstances atténuantes et l’invite en douce à la maison. Quand je rentre du lycée je les retrouve tous les deux en train de chialer sur leur sort à grand renfort de petits blancs et ça me répugne c’est clair. On ne choisit pas sa famille.
Vania n’était pas quelqu’un de répugnant, c’était un paysan certes mais il avait du savoir-vivre. Il parlait assez mal le français, aussi ne faisait-il que peu de discours. C’était un drôle de bonhomme, une sorte d’anomalie dans la famille, un russe que des estoniens avaient récupéré sous leur toit. Je rentre du lycée quand j’aperçois la mob d’Henri, une vieille bleue pourrie avec des protège-main dégueux.
_ « Tiens v’la le queutard de service » m’accueille l’oncle Henri. Je fais comme si pas entendu, je fixe juste leurs deux verres à moitié vides et je m’apprete à grimper l’escalier quand ma mere dit « faut qu’on te dise : Vania est mort » Pendant un moment on se regarde eux et moi et j’ai la sensation qu’il guettent un signe ou deux d’affliction sur mon visage, eux n’en n’ont aucun, pas une once, alors je suis resté impassible.
Ce qui m’est tout de suite venu comme image c’est la ballade qu’on faisait Vania et moi certains dimanches , on allait sur les bords de Marne pour pêcher On s’installait près d’un embarcadère face à une île , on restait tranquilles sous un grand saule. On se dérangeait pas. On voyait bien que la pêche était un prétexte. grands moments de silence. Et cependant grande complicité. Et puis il y a aussi cet emblème qu’il avait accroché sur le mur au dessus de son lit dans la salle à manger, un petit lit cosy. avec une étagère et quelques livres en russe. Deux poignards encadrant une tête de mort. La plaque gravée est vieille, patinée, usée par endroit, et je me suis dit à la nouvelle de sa disparition que j’aurais bien eu envie de la conserver comme souvenir. Ca faisait partie de ce peu de choses à propos de Vania, il avait été un des trente survivants de la bataille des glaces pendant la guerre contre les rouges. Donc sûr, j’aurais bien récupéré l’emblème , celle des troupes de Kornilov, mais Henri a dû le deviner car il a dit dans la foulée, » je reviens de la déchetterie où j’ai balancé toutes ces affaires tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs » Il a encore guetté une émotion sur mon visage mais je n’ai rien voulu leur montrer. j’ai grimpé l’escalier et j’ai refermé la porte de la chambre puis j’ai pleuré sur Vania , sur l’imbécillité générale de ce monde, puis ensuite je me suis roulé un joint en montant le son sur Jethro Tull dans l’espoir que ça m’assomme.
Je ne suis pas allé à l’enterrement, mon père a dit que ce n’était pas une raison suffisante pour rater une journée d’école. D’ailleurs lui non plus n’y est pas allé, pas grand monde s’est rendu à l’enterrement de Vania au cimetière de Valenton. Il y avait la grand-mère, ma mère et Henri seulement. Tu parles d’un enterrement. Mes autres oncles bossaient dur comme mon père, c’était un jour de semaine.
Il a fallu attendre mes dix-huit ans pour en apprendre un peu plus sur Vania, à force de recouper les non-dits il ėtait encore un homme bien vert malgré ses quatre vingt cinq ans, et juste avant de mourir il avait retrouvé une de ses anciennes maitresses, une soi-disant comtesse, mais tout le monde en parlant d’elle disait « sa blonde » peut-être était elle venue à l’enterrement, pas de doute que la grand mere avait dû se charger de la prévenir. A ces âges là, même si la tromperie est encore une blessure d’orgueil, ça n’empêche pas d’avoir du savoir-vivre.
Quelle famille !!
Poignant témoignage du plus pur d’entre eux ! Donne envie d’en lire encore, merci Patrick !
Quel art du récit ! Et tous les personnages autour du narrateur… Très réussi. Merci
J’aime beaucoup comment on découvre Vania, par touches, et ce que cela révèle de chacun.