Balayer devant sa porte, c’est sûr. De ça, les gens devraient s’inspirer. En nous regardant. Tout simplement. Moi, c’est balayeur de voirie, éboueur et poète. Je ne suis pas le seul. Si tu ne me crois pas, tant pis pour toi : comme beaucoup, tu passeras à côté. Ce n’est pas parce qu’on est techniciens dits de surface qu’on n’accède pas aux profondeurs vivantes. Il y a même des diplômes reconnus. Pas pour les profondeurs, mais pour la surface. C’est déjà ça. Sans la surface, pas de profondeur et réciproquement. Bon, j’arrête mes pauvres subtilités et je continue. Ce jour-là, pour changer, je nettoyais les rues, et dans notre planning il y avait le chemin de halage. Dans les recoins, on repère les restes des trafics, des enveloppes sales, des choses indéfinissables et très moches. On ne cherche pas à savoir : on ramasse les déchets, on jette, on recycle éventuellement, c’est tout. Arrivé près de l’écluse, j’ai vu deux filles qui remballaient leur matériel, je veux dire sacs-à-dos et je ne sais quoi. L’une des deux a semé une feuille, comme un fait exprès. En m’approchant, je me suis dit que les vagabonds laissent toujours des déchets mais en tant que ramasseur, je me méfie des clichés. J’ai ramassé la feuille et j’ai lu le mot qui y était écrit. Je le garde pour moi. Je peux juste dire qu’il est entré dans ma collection du fond. On m’a dit que ça pouvait intéresser la commune, la collection de l’éboueur. Peut-être. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce que je trouve.
C’est interdit. On n’a pas le droit de faire du péniche-stop. Avant, la question ne se posait pas. C’était comme ça. Il y avait toujours des allumés qui ne se rendaient pas compte du danger mais bon, ça passait ; tant que ça ne dérangeait pas les gens, où était le problème ? Depuis, tout a changé. Il y a eu sûrement des abus, bien que je ne sache pas exactement lesquels. Mais si ça s’est compliqué, c’est qu’il y a des raisons. Être éclusier, ce n’est pas donné à tout le monde, on ne peut pas dire le contraire. Il faut de la vigilance, et le sens des niveaux, aussi celui de la fluidité. La sécurité avant tout. Si ce n’est pas fluide, rien ne va plus. On régule, on rend des comptes, on donne des avis, on transmet. Pas grave, sauf que ce jour-là, il y a eu une tentative d’embarquement sauvage qu’on a immédiatement signalée. Deux filles, qui faisaient du stop au bord du canal. Mais comme le marinier, néerlandais en l’occurrence, a accepté de les laisser monter à bord, on n’a pas eu notre mot à dire. Ce ne serait plus possible aujourd’hui.
A l’âge que j’ai, je n’ai plus d’âge et pas sûr que j’existe encore, sauf ici. Panche-à-l’huile, mineur de fond, c’est moi. Je peux dire qu’elle était déjà comme ça, à ce moment-là, un peu différente. Son grand-oncle, c’était notre médecin. Il habitait près des terrils. Une fois, quand elle était jeune, il l’a embarquée dans sa tournée chez nous, parce qu’il était fier de nous soigner et aussi parce que le nord, c’est une partie d’elle, même si elle ne vit pas là. Comment ça va aujourd’hui, l’ami Pierre, il disait ? Dans les poumons, pas fort, ça coince, on fait avec. Pas grave, il disait le docteur, ça ira quand même et on trinquait avec du café et du genièvre. Parce qu’une fois la silicose trop avancée, la seule chose à faire, c’est trinquer. La petite, elle a découvert ça vers ses seize-dix-sept ans. Il fallait bien qu’elle goûte. Elle a trouvé que le gniève on aurait dit de l’alcool à brûler. Mais elle a trinqué. Même que son arrière-grand-mère lui avait offert les poèmes de Jules Mousseron, sur Cafougnette. Oui, elle avait des carnets. Même qu’elle a été récompensée publiquement pour ce qu’elle avait accepté de sortir de ses cachettes de papier. Nous on était fiers pour elle, pour nous, pour son grand-oncle qui avait perdu sa fille il y a longtemps et qui nous l’a amenée, elle, pas à la place mais presque. Lui aussi était fier. On l’a appelée la marguerite des corons, elle est devenue la nôtre. Plus tard, elle est revenue pour les obsèques de son grand-oncle-notre-médecin, mort dans un accident de voiture. Nous aussi, on était là, avec nos casques et nos lampes. Aujourd’hui, elle parle de moi, Panche-à-l’huile. Alors j’existe.
Pauvres parents ! Ils en ont vu de toutes les couleurs, on s’en doute, nous les voisins bien intentionnés. C’est sûr, on ne peut pas tout contrôler même si on aimerait bien, parce qu’on n’a rien d’autre à vivre. Ils ne l’ont peut-être pas assez surveillée, ou punie. D’accord, elle était indépendante mais quand même. La pension lui aurait fait du bien, ils ne l’ont pas fait et voilà le résultat : ils n’ont pas pu l’empêcher de faire du stop. Le stop : un danger terrible, tout ce qui s’est passé, la liste est longue. Mais elle, quand elle avait une idée en tête, rien ne pouvait l’arrêter, on le voyait bien. Avec son espèce de grande cape noire, parfois des sandales en hiver, la guitare qui dépassait pour ses répétitions de musique ancienne ou folk, depuis nos fenêtres on la voyait passer. Ça frisait le ridicule. Son grand-père la trouvait originale mais il ne devait pas être rassuré, lui non plus. On essayait de réconforter les parents qui faisaient face à cette étrange attitude non-violente, pas du tout les pieds sur terre mais on n’insistait pas : ils nous disaient que c’était quand même une bosseuse, dans les études comme dans le ramassage des pommes de terre, qui lui permettait d’avoir son argent de poche. Alors, quand le peintre du second s’est amouraché d’elle, on a craint le pire. Mais elle a tout envoyé promener. Un été, elle est partie avec son sac à dos. Après, on ne sait pas. Cela ne nous regarde pas. On aurait bien aimé savoir quand même mais les parents nous évitaient. Tant pis. On est passés à autre chose.
Comment parler d’une étudiante prometteuse, différente, travaillée par toutes sortes de courants contradictoires ? Professeur d’histoire, j’ai été sidéré qu’elle ose me rendre, un jour de grand épuisement, un dessin à l’encre qui représentait un personnage aux grands yeux tristes près d’un arbre déraciné alors qu’était attendue une dissertation préparatoire au concours. Je l’ai soutenue, ne l’ai pas notée, la sachant originale mais elle maigrissait à vue d’œil et je ne savais pas ce qui la rongeait. Là-dessus, elle a eu une hépatite virale, pas la pire mais quand même. Chez elle, chez ses parents, j’ai apporté un bouquet de fleurs jaunes comme la cornée de ses grands yeux pour qu’elle reprenne confiance, pour qu’elle daigne sourire. Elle a souri. Beaucoup plus tard, elle m’a refait signe, dans sa vie fracassée et je l’ai aidée discrètement, sans l’envahir. Quand elle a écrit sa première pièce, Paul-Louis Courier assassiné, je suis venu à Azay-le-Rideau, pour la création. Elle m’a photographié, assis près de son compagnon. Bien des années après, vers la fin de ma vie, elle m’a fait signe. Pourquoi à ce moment-là ? J’ai crié quand j’ai appris qu’elle avait appelé. Je ne pouvais pas lui parler car je n’entends plus rien, la surdité a tout envahi. Mais on pouvait au moins échanger des mails. Elle m’a parlé de la fuite en avant perpétuelle qui lui avait fait prendre des chemins ou des décisions parfois risqués. Comme le jour près de l’écluse. Je lui ai écrit les voyages que je ne pouvais plus faire, je me suis contraint à ne pas plonger dans les souvenirs qui débordent et dévastent. Six mails peut-être, de mon côté. Elle, donnant des nouvelles en retour. Et puis j’ai disparu.
Je n’aurais sans doute pas ouvert s’il n’y avait pas eu dans notre famille un vieux sens de l’hospitalité, que les gens du coin connaissent bien. Et je ne l’aurais pas laissée entrer chez nous si elle n’avait pas raconté la manière dont elle s’était retrouvée devant notre porte. Son déplacement sur le canal, la musique comme monnaie d’échange, le carnet qu’elle a sorti pour lire à voix haute la dernière phrase écrite. Il ne faut pas croire que je montre à tout le monde ma collection souterraine. Mais là, c’était différent. Elle avait le visage lunaire, celui des enfants traqués que j’ai cachés pendant la période apocalyptique. Il y avait, de toute évidence, un pont secret entre elle et eux. Entre elle et moi. Je n’ai pas eu le temps de creuser. Elle a repris la route, m’a écrit pour me remercier. Le temps et l’eau du canal ont filé, j’ai disparu. C’était mon tour.
Heureusement, vêtue de rouge, agent aux couleurs de la SNCF-Urgences j’étais là, pour expliquer patiemment aux usagers où prendre les bus de remplacement : le trafic était interrompu à cause de travaux plus la décision du préfet redoutant les complications. L’usagère qui m’a abordée au sortir de la gare avait l’air soucieuse et un peu perdue car elle devait rejoindre une réunion apparemment importante. Je l’ai rassurée mais impossible de donner une estimation du temps de transport : à l’interruption et au détour se rajoutait un temps incalculable lié à des travaux de voirie obligeant le bus à emprunter un autre itinéraire au cœur des cités enflammées par l’assassinat. Elle m’a remerciée comme si j’étais une sauveteuse. Il ne faut pas exagérer : on est juste payés pour orienter les voyageurs en détresse. Elle a sorti un téléphone que sa batterie menaçait de lâcher, a griffonné quelque chose dans un carnet. Elle est revenue sur ses pas pour me demander si le chemin de halage qu’elle avait aperçu depuis le RER était praticable le long du fleuve. Elle voulait y aller, au retour de sa réunion parce que ça lui rappelait quelque chose. Alors là, moi ce n’est pas de mon ressort. Moi c’est le rail, les explications pour les bus de remplacement. Le fleuve, je ne sais pas comment le rejoindre, même s’il n’est pas loin. Surtout, je n’ai pas le temps : après elle il y avait beaucoup d’autres voyageurs pleins de questions brûlantes. On ne peut pas être partout.
Dans une rue où j’ai habité, il y avait un éboueur poète qui créait des arcs-en-ciel avec les gerbes des bouches à eau.
J’aime la construction en puzzle de l’histoire près de l’écluse, j’aimerais bien en savoir plus.. à suivre ?
Merci Laure de marcher un peu avec nous le long de l’eau. Ce qui me guide, c’est elle et je continue sans savoir où je vais.