1 – Dans la nuit de samedi à dimanche j’ai dansé le gwoka. J’ai dansé toute la nuit dans le lewoz de Philippe Badine. Il possède un restaurant qu’il a baptisé le Mahogany parce que le petit ajoupa qu’il y a planté pour recevoir ses clients à ses débuts, était adossé à un Mahogany. Ce qui a commencé comme une envie de fête entre hommes pour boire plus de rhum avec la musique pour se dédouaner, est devenu au bout de 30 ans une tradition dans la section de Bovis au Petit-Bourg. A la fin du mois de juin quand les premiers vacanciers avec leur billets de congé bonifié arrivent chez nous, le lewoz de Philippe Badine dit Botok, ou le lewoz du Mahogany marque le début des grandes vacances. Je me rappelle d’un temps où le son du tambour n’était pas électrifié. Maintenant de gros amplis noirs sur des trépieds encadrent la ronde. Une ronde à vrai dire informe, de gens assis sur des chaises pliantes, resserrées sous des chapiteaux prêtés par la mairie, depuis que l’esprit nationaliste est signe distinctif de notabilité. Les gens viennent au spectacle. Ils tapent des mains, ils chantent parfois. Dès 19h les trois tambours cognent. Ils ne se tairont que tard vers onze heures, midi le lendemain dimanche. La fête sera réussie si les tambouyé sans interruption se relayent comme si la musique ne devait jamais s’arrêter. Les tambours vont mettre au défi les danseurs et les danseuses de se présenter devant eux, pour donner leur mesure, pour que l’on pèse le poids de leur connaissance du rythme, du sentiment, de leur maîtrise à mettre en danger le marqueur. Je me rappelle d’un temps où nous étions moins nombreux, où il n’y avait pas de toile cirée au dessus de nos têtes, où les flambeaux seuls donnaient leur lumière et les tambours avaient un autre son.
2 – Dans la nuit de samedi à dimanche ma marraine Violetta a dansé le gwoka. Elle est pharmacienne. Son premier mari était un indépendantiste. Je ne l’ai pas connu. Elle aimait déjà le gwoka comme ma mère. Elle est partie faire ses études et comme c’était la musique du pays et que tous les étudiants se sentaient encore plus guadeloupéens quand la Guadeloupe était loin, elle a dansé comme jamais à la cité universitaire Arsenal à Toulouse. Elle a divorcé, elle a épousé un africain, et ils sont rentrés pour ouvrir une pharmacie au Petit-Bourg qui porte l’enseigne Pharmacie Démanou. Ils ont divorcé en 1994 et Kosi Démanou est rentré au Togo. Violetta n’a pas changé l’enseigne.
3 – Dans la nuit de samedi à dimanche ma mère n’a pas dansé. Elle a regardé le spectacle en épluchant un cornet de pistaches grillées qu’elle avait amené pour l’occasion. Ses yeux brillaient pourtant. Dans son for intérieur elle dansait. Mais elle tenait dur comme fer à sa bonne tenue, remuant un peu les épaules, et tapant parfois du pied. Elle n’était pas pharmacienne et n’avait pas épousé un indépendantiste, ni un africain et pensait sans doute que tout Bergette et Bovis jugerait indécent et obscène qu’à 60 ans passé elle danse comme nue avec pour seul trophée à faire voltiger de sa jupe, ses 2 filles sans mari comme elle même. Il valait mieux laisser tout cela à la jeunesse ou aux notables indépendantistes. Je ne sais plus quelle année mais la télé était venue filmer le lewoz de Botok. Ma mère avait mis sa chaise pliante au tout premier rang. Quand Violetta l’avait ramené peu après minuit (le plus tard qu’elle était jamais resté) elle lui aurait dit : lè ou ka sonjé ke gwoka té biten a vié neg!! (quand tu penses que le gwoka avant était pour les vieux nègres! sous entendu non pour les gens de bonne famille).
4 – Dans la nuit de samedi à dimanche tonton Odilon a donné des leçons de gowka à tout Bergette et à tout Bovis. Je n’ai jamais vu meilleur danseur de lewoz. Il pouvait marquer avec un haussement d’épaule, son petit doigt ou en levant son sourcil broussailleux. Les marqueurs étaient encore plus attentifs quand c’était lui qui se présentait devant eux. Le lewoz est des sept rythmes mon rythme préféré à cause du son lancinant des boula, comme un cœur qui bat. La transe est à portée de corps. La ronde, les répondeurs, le chanteur, les chachayeurs, sont dans ce rythme des boula boudouboudou, boudouboudou, boudouboudou… comme à l’infini. Nou rivé, nou rivé an lewoz a yo la (nous sommes arrivés dans leur lewoz). Tambou ke palé o swè la (le tambour va parler ce soir).
5 – Dans la nuit de samedi à dimanche l’amie de Félicité, dont j’ai oublié le nom a tenté sans succès un toumblak chiré. Elle a sans doute l’âge de Félicité, 16 ans. Elle a osé et au début son énergie et sa joie à se lancer sans peur et sans reproche devant le marqueur, les répondeurs et l’assemblé encore nombreuse avant minuit, nous a laissé penser qu’elle savait danser. Elle était dans le rythme et tournait bien. Bien vite elle a fait comme si le marqueur n’existait pas. C’est comme rentrer dans une conversation sans dire bonjour, sans demander des nouvelles de la famille, sans écouter, sans attendre, l’amie de Félicité s’est montrée sans éducation. Dans sa combinaison pantalon en polyester moulante d’un vert sombre, elle tournait sans crier gare. Elle ne dansait pas à la reprise. Elle dansait tout sauf le gwoka. Michaël était au marquage et il n’a pas eu la patience. Il a cogné un wabap et s’est levé. Les boula ont continué et l’amie de Félicité dont j’ai oublié le nom avait au moins la notion qu’on ne danse pas le gwoka sans marqueur et elle est sortie de la ronde. Elle avait le sourire quand je l’ai croisé alors qu’elle partait avec sa famille une poussette devant elle.
6 – Dans la nuit de samedi à dimanche Félicité a choisi de danser un graj. J’aime le lewoz, le toumblak et le graj. Je l’ai trouvé un peu jeune pour danser le graj. Le toumblak lui irait mieux à mon avis. Le graj est une danse d’amour, tout en sensualité. Danser le graj c’est dire je t’aime avec un corps liane pour s’enrouler autour de son homme.
7 – Dans nuit de samedi à dimanche, je n’ai pas dormi. J’ai dansé, j’ai tourné, mes pieds ont tapé la terre battue dans le lewoz de Botok jusqu’à ce que le jour s’ouvre.
Magnifique, les mots dansent tout seuls
Merci Raymonde 🙂
Sept occurrences de danse, vraiment impr
Sept occurrences de danse, vraiment impressionant. Des mots parfois inconnus m’attrapent et m’entraînent dans une transe hypnotique. Merci pour ce moment de lecture.
je ne sais pas si j’ai dansé ou rêvé ou dormi, mais j’ai le corps rempli de la cadence des tambours et les pieds couverts de la terre de Grand Bourg, le corps devenu liane…
merci Gilda pour ces danses d’amour…
Très agréable à lire. Bravo, Tu nous emmènes loin dans la société guadeloupéenne.
tu m’as embarquée gilda, en rythme, c’était superbe. merci à toi pour cette écriture pétillante. on aimerait rester avec toi toute la nuit de samedi à dimanche…
Merci Dominique 🙂
J’y reviens, aimantée par le tournoiement nocturne. Les mots font corps, c’est beau, Gilda
Merci Christine 🙂
Je crois avoir reconnu l’amie de Félicité au lewoz de Baillif 😉 !!!! J’ai particulièrement aimé la juxtaposition de Violetta et du personnage de la mère. Merci Gilda.